Ali Guidara* écrit – Le passé arabe et islamique brillant et raffiné à Damas, Bagdad ou Cordoue, montre qu’il a atteint son apogée grâce à son ouverture aux autres cultures et à un pluralisme qu’il a su intégrer pour en formuler une synthèse fructueuse et originale.
Bien que faisant référence à des notions différentes – l’une se rapportant à un concept d’évolution historique reliée à un espace géographique et culturel, et l’autre à une doctrine religieuse ayant marqué l’histoire de plusieurs peuples, en particulier celle des Arabes –, la modernité et l’islam sont souvent vus comme deux modèles incompatibles, voire antinomiques, de l’organisation sociale et politique des sociétés. Les débats idéologiques et les enjeux politiques, en alimentant cette vision, mettent en exergue les positions discordantes des uns et des autres. Mais une lecture plus sereine, loin des arbitraires, ne révèle-t-elle pas une autre réalité ?
La modernité et ses attributs
Le concept de modernité désigne essentiellement un projet d’émancipation des individus, d’affirmation de l’égalité et de promotion de la liberté. En tant que représentation philosophique, la modernité exprime l’idée d’abolition de l’arbitraire et d’instauration de la raison comme norme supérieure de régulation sociale.
Fruit des Lumières européennes et du triomphe de la raison dans son sens philosophique grec antique, la modernité a provoqué un bouleversement par rapport au passé et une rupture par rapport aux repères traditionnels, sociaux et religieux, faisant ainsi naître de nouvelles aspirations individuelles et collectives.
Cette modernité a engendré un ensemble de traits politiques et sociaux ayant graduellement eu pour conséquences une sécularisation de l’État et des institutions, la transformation et la primauté du droit et, finalement, la consécration de la liberté et de la démocratie en tant que valeurs fondamentales universalisables. En d’autres termes, le développement des sociétés modernes et de l’État séculier.
Fondements de l’islam et attributs de la modernité
Faisant l’objet de lectures et d’interprétations diverses, selon les courants théologiques, les époques, la politique et autres considérations sociales, historiques et idéologiques, le Coran, vulgate de l’islam, demeure à ce jour source de désaccords et de spéculations. Non seulement à cause de l’ambiguïté de certains passages et l’abrogation de certains versets, mais aussi en raison de la subtilité et de la richesse de la langue arabe, dans laquelle les mots peuvent avoir un sens très proche mais somme toute différent selon le contexte. Contexte qui, dans le Coran, est le plus souvent une donnée inconnue. D’autant plus que les apports linguistiques du syriaque, de l’araméen et du himyarite à la langue arabe antique peuvent engendrer une lecture confuse, voire une compréhension erronée de certains passages du Coran.
Par ailleurs, le Coran est souvent pris dans sa globalité pour tenter d’expliquer les problèmes du moment alors qu’une bonne partie est intimement reliée à des situations spécifiques, qui s’inscrivent dans le contexte historique dans lequel il s’est développé, notamment les sourates dites de Médine.
Cette référence, partiale parce que temporelle, remplace l’islam – en tant que foi et ensemble de valeurs –, par l’islam politique – désigné par le terme d’islamisme –, que certains voudraient imposer en tant que système de gouvernement immuable englobant toutes les sphères de la vie individuelle et collective.
Si l’on s’éloigne de cette lecture bridée pour revenir au message initial, si l’on se tient loin des interprétations idéologiques et politiques, et bien qu’elle puisse paraître à première vue hasardeuse, une comparaison conceptuelle entre la modernité et ses attributs et les préceptes fondamentaux de la foi islamique trouve avec évidence sa raison d’être.
Aux sources de la doctrine
Dès son arrivée en Arabie centrale, selon l’historiographie religieuse officielle, la prédication islamique – destinée à priori aux tribus mecquoises – s’est voulue un projet de libération et d’humanisme à portée universelle. Elle a voulu rompre avec les traditions tribales en promouvant un nouveau projet égalitaire qui ne faisait pas de distinction entre tribus ou entre individus, une composante fondamentale de la nouvelle croyance contre tout repli tribal, ethnique ou identitaire.
Selon les sources religieuses, les premiers temps de l’islam à la Mecque, fortement dominés par la foi en un seul dieu et par l’égalité de tous les individus, hommes ou femmes, laissent à penser que la promotion de l’égalité était dès le départ une valeur fondamentale de ce courant.
Il suffit de lire les courts versets mecquois qui ne traitent que de foi, de spiritualité, d’égalité et de solidarité entre individus, dans un style imagé, pour discerner le changement induit à cette époque par rapport à l’état social prédominant dans cette région.
Ce changement s’inscrit dans la continuité du message christique universel libérateur des humains à maints égards et en rupture avec les contingences de la tradition, en faisant l’éloge du choix individuel.
Il semble dès lors que, initialement, l’islam n’avait pas pour vocation de répondre à des impératifs politiques collectifs ou à une stratégie de pouvoir et qu’il était séculier dans son essence fondamentale, sans évoquer ni proposer aux croyants une forme de gouvernance ou des pratiques et des comportements spécifiques. De plus, il acceptait la diversité religieuse et respectait la liberté de conscience tout en appelant les hommes à rechercher leur salut individuel dans la nouvelle foi en ayant recours à la rhétorique et à la force des mots. Ce, même après la constitution à Yathrib d’un noyau de gouvernance locale obéissant à un pacte civil laïc rassemblant toutes les franges de la société multiconfessionnelle de la future Médine.
Finalement, la condamnation par l’islam de toute forme de magie, de superstition et de recours aux procédés divinatoires comme modes d’explication ou d’anticipation des phénomènes, ainsi que l’incitation à la réflexion et à l’apprentissage indiquent que la raison, appuyée en son temps par la foi, a voulu remplacer les contingences de la tradition et effectuer une rupture avec l’arbitraire.
D’après ce contexte, la foi islamique semble comprendre dans sa conception fondamentale les mêmes valeurs attribuées à la modernité. Avant que cette croyance ne subisse plus tard des transformations majeures, qui l’ont convertie en une idéologie de pouvoir politique conquérant et autosuffisant qui englobe toutes les sphères de la vie. Avant d’être submergée par les traditions bédouines, les divers substrats culturels, les superstitions et les décrets à caractère législatif énoncés par les hommes. Et surtout avant de subir l’influence radicale d’une lecture et d’une interprétation de type talmudique normative et la codification, au IXe siècle, d’une chariâa façonnée par les hommes, qui a figé la pensée religieuse et condamné l’islam à être une simple exégèse monopolisée par quelques-uns et un ensemble de règles et de normes, parfois très superficielles, à respecter scrupuleusement.
Si l’on retourne aux sources fondamentales de l’islam, l’existence d’éléments communs avec la modernité est donc incontestable. Ces éléments sont cependant éclipsés par le déchaînement d’un certain fanatisme et l’apparition d’un islam politique, dont l’interprétation étroite et étriquée de la religion, son rattachement automatique à la sphère du pouvoir et à la réglementation de tous les détails de la vie quotidienne, ainsi que sa standardisation comme un «prêt-à-penser» islamique, la rend radicalement incompatible avec son message originel, et donc avec les traits et fins de la modernité. Cela fait de cet islam une doctrine étouffante car une société où le divin est imposé partout et où le religieux règle tous les aspects de la vie ne peut accorder une place aux individus et à leurs aspirations, ni à leur capacité de raisonnement et de jugement.
Remonter aux sources
Certains procèdent par une lecture et une interprétation de la religion superficielles, négatives et contraires aux valeurs et principes originels, et réussissent à faire adhérer plusieurs à leurs visions plutôt obscurantistes en voulant à tout prix métamorphoser l’islam en un projet politique collectif entraînant la disparition des aspirations individuelles. Il est pourtant possible de remonter à la source de l’islam et à ses principes fondamentaux universels pour retrouver une voie plus prometteuse.
Une lecture – ou relecture – de l’islam à la lumière des réalités actuelles est nécessaire afin de renouer avec le message originel intemporel dans son intention libératrice de l’individu vis-à-vis de la tradition et au-delà de toute configuration collective, à partir de ses propres textes fondateurs; il faut surtout ne pas l’abandonner entre les mains de groupes sectaires nihilistes, et encore moins l’utiliser comme un vecteur permanent de réaction vis-à-vis d’une politique ou d’une situation particulière ou l’avancer comme une solution potentielle à tous les maux en évoquant sa trajectoire historique.
La fidélité aux origines et la pérennité de la doctrine exigent que les véritables courants modernistes, qu’ils soient séculiers ou réformistes religieux, conquièrent les esprits et toutes les sphères de la vie publique, afin de conduire à ce qu’il est convenu d’appeler la «sortie du religieux», c’est-à-dire l’émancipation totale du politique et de la sphère publique vis-à-vis de toute confession et de tout dogme religieux et le confinement de la foi à la sphère privée.
Les attributs de la modernité, l’affirmation de l’individu et l’égalité des personnes et conséquemment la démocratie, la sécularité, s’imposent graduellement à toutes les sociétés humaines et le rôle de la religion dans les affaires publiques devient de plus en plus marginal. Les Arabes et les musulmans ne peuvent plus se soustraire au modèle de la modernité contemporaine qui s’épanouit un peu partout dans le monde.
Remémorer un passé arabe et islamique brillant et raffiné à Damas, Bagdad ou Cordoue, en omettant qu’il a atteint son apogée grâce à son ouverture aux autres cultures et à un pluralisme qu’il a su intégrer pour en formuler une synthèse fructueuse et originale, serait non seulement déformer l’histoire de la civilisation arabe, mais aussi un mensonge intellectuel.
La marche de l’humanité, par définition, ne s’arrête jamais. Le monde arabe est aussi en chemin.
* - Conseiller scientifique.