Rachid Merdassi* écrit – Pour réussir la transition, il convient de comprendre les raisons de l'échec du modèle social et économique post indépendance, les dérives et excès de la pensée unique et leurs séquelles sur l'unité du pays.
Comme si la révolution ne suffisait pas pour mettre à nu la vraie réalité sociale, culturelle et économique de la Tunisie, il fallait que dame nature s'en mêle aussi pour braquer encore plus les feux de l'actualité sur la fracture entre la Tunisie littorale et l'arrière-pays ou «Tunisie profonde», conséquence de décennies de négligence, de despotisme et de règlements de comptes politiques.
Les images de misère, de désolation et cris de détresse de la part de la Tunisie profonde sont pour rappeler encore une fois et avec insistance que le vrai débat se situe ailleurs que sur le terrain de la politique politicienne et des débats de salons.
L'ampleur de l'élan de solidarité des Tunisiens avec les régions sinistrées du nord-ouest ne fait que traduire, à mon sens, un sentiment de malaise, d'impuissance et d'incompréhension face à un drame de la condition humaine qui se déroule sous leurs yeux et qui cristallise les carences et échecs des politiques économiques, éducationnelles et sociales depuis l'indépendance.
Désintégration du secteur agricole
La Tunisie n'aura pas achevé sa révolution tant qu'elle n'aura pas exorcisé avec courage et détermination ses démons du passé et soldé ses comptes avec les pages sombres de son histoire qui ont laissé sur la touche et durant plus d'un demi-siècle des millions de nos compatriotes que la révolution a soudainement rappelé à notre bon souvenir.
Des générations entières de Tunisiens ont payé le prix fort de l'allégeance de leurs parents et grands-parents au courant Yousséfiste et, comme un malheur ne vient jamais seul, les années de planification économique de Ben Salah ont fini par achever l'œuvre de déstructuration irrémédiable et permanente de nos régions rurales, les confinant dans l'oubli et l'exclusion de la dynamique de développement et de progrès enclenchée ailleurs.
En effet, la Tunisie ne s'était jamais remise vraiment de son expérience socialiste (1961-1969), soit une décennie qui allait bouleverser à jamais l'équilibre socioéconomique du pays et précipiter la faillite et désintégration du secteur agricole avec son lot de drames personnels et de naufrage de toute une classe de propriétaires terriens, de notables et de petits commerçants, sacrifies sur l'autel de l'idéologie et emportés à jamais par cette lame de fond socialisante.
Livrés à eux-mêmes, les petits paysans et ouvriers agricoles n'avaient d'autres choix, pour la plus grande majorité d'entre eux, que l'émigration vers l'Europe ou l'exode vers la capitale et les villes côtières avec pour conséquences un bouleversement social, culturel et économique et une explosion démographique qui a fait voler en éclat tous les schémas urbanistiques et porter ombrage à la politique de planning familial, une de nos fiertés nationales.
La fracture entre le littoral et l'arrière pays
Deux tiers des Tunisiens vivent aujourd'hui dans la capitale et villes côtières, corollaire de mauvais choix stratégiques et d'une vision de développement despotique, doctrinaire et chauvine de la part de nos dirigeants de l'époque.
L'exode vers les villes ne manquera pas de constituer, plus tard, le terreau favorable à la montée des tensions sociales et le lit des idéologies d'importation, de même qu'un enjeu électoral de taille pour les partis politiques populistes.
Le tournant libéral, sous la houlette de Hedi Nouira (1969-1975), allait consacrer définitivement la fracture entre le littoral et l'arrière-pays par l'approfondissement des disparités sociales et économiques, en favorisant l'émergence d'un capitalisme primaire, sans garde-fous ni règles éthiques qui a profité à une classe d'affairistes du sérail qui ont amasse au fil des ans des fortunes colossales avec la bienveillance et compromission des banques et de l'administration.
On croyait que l'élan de la révolution allait les placer en première ligne pour venir en aide, ne serait-ce que par pudeur et dans un geste de reconnaissance à un pays qui les a tant engraissés, mais l'on a vite déchanté pour s'apercevoir que dans les moments difficiles, ce sont toujours les Tunisiens les moins nantis qui sont les plus prompts à manifester leur sens du devoir civique et patriotique et les premiers à soulager les souffrances et détresse de leurs concitoyens. Quoi de plus éloquent et de plus noble !
Aujourd'hui, le devoir d'inventaire et de mémoire de toute cette période est une exigence que les Tunisiens doivent inscrire à la tête de leurs priorités pour que cette génération de la révolution comprenne mieux les raisons de l'échec du modèle social et économique post indépendance, les dérives et excès de la pensée unique et leurs séquelles sur l'unité du pays.
C'est seulement à ce prix que la Tunisie pourra réussir sa transition vers un nouveau modèle social économique et culturel plus juste et plus égalitaire où nos régions intérieures, naguère qualifiées de grenier de Rome, retrouveront leur prospérité et rayonnement d'antan et redeviendront ces pôles d'attraction à même d'enclencher cet exode inversé ô combien salutaire pour nos villes et équilibres macroéconomiques et sociaux de notre pays.
* Tunisien résident à Londres.