Akram Belkaïd* écrit – Le Front islamique du salut (Fis) a bel et bien gagné sur le plan des idées et des comportements et cela même s’il n’a pu prendre le pouvoir.
Il y a vingt ans, les autorités administratives algériennes s’apprêtaient à dissoudre le Front islamique du salut (Fis). Quelques semaines après l’interruption du processus électoral et l’annulation de la victoire du parti religieux au premier tour des élections législatives, une telle mesure n’avait guère surpris les Algériens et les observateurs. Durant tout le mois de février, nombre de ses militants avaient été arrêtés et envoyés dans des camps d’internement situés au Sahara.
D’autres, entrés très vite en clandestinité, avaient appelé les Algériens à refuser l’annulation des élections et exigé de l’armée qu’elle ne s’oppose pas «au choix du peuple». Cette dissolution du Fis pèse aujourd’hui encore sur la vie politique algérienne. Alors que de nouvelles élections législatives sont prévues le 10 mai prochain (elles désigneront une Assemblée de 462 députés), le débat à propos de la participation des islamistes est quotidien.
Pour l’observateur non averti, le risque de confusion est grand. Ainsi, le Mouvement de la société pour la paix (Msp, ex-Hamas) est-il présenté comme la formation islamiste en grande forme et capable de réaliser un score comparable à celui d’Ennahdha en Tunisie.
Le Fis reste interdit de joutes électorales
Du coup, cela permet à des éditorialistes et chroniqueurs en mal d’inspiration d’agiter le chiffon du danger islamiste dans un langage comparable à celui du début des années 1990 quand une partie de la société algérienne s’inquiétait de la montée en puissance du Fis.
Les cris d’orfraie sont d’autant plus nombreux que le Msp a quitté l’alliance présidentielle qu’il formait avec le Front de libération nationale (Fln, ex-parti unique) et le Rassemblement national démocratique (Rnd).
Difficile pour autant de croire que le Msp se radicalise soudain alors qu’il a été de tous les gouvernements depuis 1997. Bien au contraire, on peut penser que sa sortie de l’alliance présidentielle n’est rien d’autre qu’une manœuvre destinée à faire croire que l’Algérie, elle aussi, a ses islamistes «modérés» aux aguets, et cela sans même avoir vécu les mêmes événements que l’Egypte ou la Tunisie. En clair, le positionnement actuel du Msp ne devrait tromper personne et, au final, on peut penser que ce parti aura négocié sa part de pouvoir aux côtés du Fln et du Rnd.
Quant au Fis, et aux courants se revendiquant de lui, ils restent interdits de joutes électorales. En apparence, c’est une défaite pour un parti dont les cadres en exil tentent de se réorganiser notamment au Qatar, où séjourne Abassi Madani, l’un de ses chefs fondateurs.
Pour autant, une question se pose. Le Fis a-t-il vraiment besoin de se présenter aux élections législatives du 10 mai ? Certes, ses dirigeants aimeraient bien sortir de l’ombre et prendre une revanche sur vingt-années de mise à l’écart. Mais, si l’on se cantonne au domaine des idées et de ce que fut le programme du Fis, on ne peut que relever que ce courant politique a déjà gagné la partie et chaque jour, ou presque, en apporte la preuve.
Religiosité d’une ampleur sans égale depuis l’indépendance
C’est ainsi que la société algérienne est désormais toute empreinte d’une religiosité d’une ampleur sans égale depuis l’indépendance y compris durant la période de la présidence de Ben Bella (1963-1965) où le président de la jeune république algérienne avait tenté de mettre en place plusieurs mesures d’islamisation de la société.
Aujourd’hui, en Algérie, nombre de jeunes se prennent pour des prédicateurs et n’ont que des interdits à la bouche. Les sites de fatwa en ligne sont très fréquentés et chaque acte individuel est souvent ausculté à l’aune de la morale islamique.
Témoignage d’un économiste algérois : «J’étais à table avec mes neveux et mes nièces quand soudain, tous et toutes se lèvent pour aller prier. J’étais sidéré. C’est la première fois que je voyais un tel comportement». Et d’ajouter d’autres anecdotes. Une parente qui refuse de lui serrer la main ou de l’embrasser – chose qu’elle faisait le plus normalement du monde jusque-là. Un ami qui ne veut pas aller au restaurant où l’on sert de l’alcool, un autre qui le met en garde contre l’achat d’une bûche pour le réveillon de fin d’année, un médecin qui ne veut plus ausculter de femmes…
L’Etat lui-même n’est pas inactif. A Alger et dans les autres grandes villes du pays, la chasse aux débits de boissons alcoolisés est ouverte. Magasins de spiritueux, bars et mêmes restaurants ferment les uns après les autres. A la télévision d’Etat, la seule chaîne qui existe en Algérie, les programmes, y compris les matchs de football, sont interrompus par l’appel à la prière. Autre exemple, un journaliste témoignait récemment du refus d’une employée du métro d’Alger de lui vendre un ticket sous prétexte que la prière du vendredi n’était pas terminée.
«Tout est prétexte à fatwa et à remise en cause du caractère progressiste de la société algérienne. Petit-à-petit, tous les acquis des années soixante et soixante-dix, y compris la mixité dans les écoles, sont en train d’être remis en cause», relève un enseignant à la retraite qui se désole du conformisme de la jeunesse algérienne.
Abreuvée aux chaînes télévisées du Golfe, cette dernière n’a plus conscience de la contradiction paradoxale entre la modernité technologique qu’elle accepte (téléphonie mobile, internet) et son conservatisme parfois des plus rétrogrades.
Les partis démocratiques ont du mal à faire campagne
Certes, ce regain de religiosité ne se traduit pas forcément par une adhésion aux idées politiques radicales du Fis, notamment en ce qui concerne la place de la femme dans la société. Mais, on ne peut ignorer que cela prépare le terrain à une généralisation des thèses islamistes surtout quand on sait que les partis démocratiques ont du mal à faire campagne sur le terrain notamment en raison de l’interdiction de manifester qui leur est faite.
«Aujourd’hui, personne n’ose parler ouvertement de laïcité. On a régressé par rapport à 1992», avoue un ancien militant du Rassemblement pour la culture et la démocratie (Rcd), une formation qui s’était opposée avec virulence aux islamistes du Fis.
En décembre 1991, après la victoire du Fis, un éditorialiste évoquait la possible «islamisation tranquille» de l’Algérie. Ce qu’il convient peut-être d’appeler «ré-islamisation» a bien eu lieu. Elle est loin d’avoir été tranquille car le pays et sa société paient encore le prix d’une décennie de folie mais elle démontre que le Fis a bel et bien gagné sur le plan des idées et des comportements, et cela même s’il n’a pu prendre le pouvoir.
Source : ‘‘Slate Afrique’’.
* - Journaliste algérien résident en France.