Nadia Omrane écrit - Il convient de ne plus diminuer les journalistes dont le talent a explosé depuis la révolution. Il vaut mieux les écouter de crainte que d’un incident à l’autre, l’enchaînement des faits ne conduise à la montée des périls.
Dans une interview au journal ‘‘Le Maghreb’’ en date du 21 février, Mustapha Ben Jaâfar, président de l’Assemblée nationale constituante, regrettait que le journalisme tunisien fût «superficiel» et «si peu professionnel». N’était notre considération pour son parcours d’opposant à la dictature, nous serions tentés de rapprocher ces propos du discours en vigueur à cette triste époque que quelques indices sont loin de ravaler aux oubliettes de l'histoire.
N’était-ce pas en effet dans un tel langage que les responsables de l’ancien régime disqualifiaient les journalistes traités de «bras cassés» et préparaient l’opinion à leur ostracisme, légitimant par avance des procès pour délits de presse ou atteinte à l’ordre public ?
Déjà sur des radios privées Mustapha Ben Jaâfar s’était agacé de ce que les journalistes dramatisent à dessein l’insécurité prévalant dans le pays. Certes toutes ces réserves sont marquées dans un ton jamais agressif, propre au tempérament de Mustapha Ben Jaâfar.
Pourtant nous les retrouvons, plus vigoureuses pour ne pas dire plus menaçantes, dans la bouche d’autres responsables, tout particulièrement ce mercredi 22 février dans cet avertissement – ou ce qui résonne comme une mise en demeure – dans une déclaration du ministre de l’Intérieur.
Qui inquiète l’opinion publique nationale ?
Ali Laârayedh considère en effet que le traitement de certains incidents par les médias tunisiens donne une image négative de la Tunisie d’aujourd’hui, de nature à décourager les investisseurs et les touristes. Pourtant n’est-ce pas lui-même qui, en ministre de l’Intérieur, alertait, il y a quelques jours, la population à propos de terroristes armés en circulation dans le pays depuis Bir Ali Ben Khalifa et projetant un émirat islamique, de même qu’il mettait en garde la population frontalière de la Tunisie contre l’infiltration de groupes armés en provenance de Libye ? N’est-ce pas l’autre ministre, de l’Enseignement supérieur, membre de la direction d’Ennahdha, qui affolait la population en parlant d’un complot étranger ? Des statistiques émanant du ministère de l’Intérieur comptabilisant 70.000 arrestations pour crimes et délits dont 200 pour meurtres n’ont-elles pas été publiées ces derniers jours ? Et que signifient ces mouvements dans le corps des gouverneurs sinon un retrait de la confiance à ceux qui ont été limogés sans qu’on en sache les raisons, comme c’est le cas pour la «disparition» du porte-parole du ministère de l’Intérieur habilité à informer la population ?
Samir Dilou, porte-parole du gouvernement, a relativisé ce même mercredi des tensions sécuritaires qui ne pèseraient que sur sept gouvernorats. C’est déjà beaucoup, et cette précision rejoint les informations données dans le détail par les correspondants régionaux des radios particulièrement ceux de Gafsa, du Nord-Ouest et du Sud-Est jusqu’à Sfax : cette nuit du mercredi 22 au jeudi 23 février, ne s’est-il pas déroulé un affrontement grave à Jendouba entre les forces de l’ordre et des salafistes retranchés avec des bidons d’essence et cocktails Molotov dans une mosquée, lieu sacré qu’il n'est pas permis de violenter ? Et jusqu’à Tunis en son centre-ville, n’y a-t-il pas eu des affrontements entre ces deux parties vendredi 17 février?
Alors qui au juste inquiète l’opinion publique nationale et donne de la Tunisie une image d’instabilité et de territoires menacés où à l’évidence touristes et investisseurs n’osent plus mettre les pieds ? Qui perturbe au juste l’ordre public, de ces extrémistes ou d’un patron de presse traîné aujourd’hui jeudi 23 février devant le juge comme le premier prisonnier d’opinion de la Tunisie post-révolution ? Car à cette insécurité dont touristes et investisseurs ne veulent pas prendre le risque, il s’ajoute en Tunisie depuis quelques mois une atmosphère d’ordre moral et d’inquisition qui menace la liberté de mouvement, de pensée et de conscience, et qui inhibe la possibilité d’un vivre ensemble malgré nos différences.
La douche froide des atteintes à la liberté de presse
C’est au nom de cet ordre moral diffus et de «bonnes mœurs» dont on ne sait pas très bien encore quelles en doivent être les références, celles d’un rigorisme fondamentaliste importé ou celles d’un islam tunisien tolérant et dans son temps, que le patron du journal ‘‘Ettounissia’’ s’est trouvé emprisonné et poussé à une grève de la faim, sans parler d’une atmosphère pesante d’archaïsme dissuasive, par ses interdits et ses tabous, de toute forme d’expression libérée, épanouie, moderne.
Ce ne sont pas les journalistes tunisiens mais les observateurs étrangers penchés sur les révolutions arabes, particulièrement sur l’emblématique révolution tunisienne, qui aujourd’hui produisent dans leurs publications, sur la base de ces incidents et de cet ordre moral, une image de plus en plus opaque, grise, de la Tunisie : aujourd'hui l’hebdomadaire ‘‘Marianne’’ alerte dans sa Une caricaturale sur «Les tribunaux islamiques en Tunisie» tandis que l’hebdomadaire ‘‘Le Point’’ fait un récapitulatif sur le niqab à l’université et le mariage coutumier ! Quant à la photo de mauvais goût, racoleuse et bien dans l’esprit machiste de réduire la femme à un objet sexuel, il n’y a pas de quoi casser trois pattes à un canard ; c’est une initiative tout juste ordinaire et sans intérêt autre que marchand. Son incidence judiciaire nous vaut en revanche de nous couvrir de ridicule à l’étranger où, le héros de cette photo étant un joueur du Real de Madrid, le retentissement grotesque de l’affaire mais dramatique pour le patron du journal fait le tour de la presse étrangère ! Même si en ce jeudi matin le patron du journal Nasreddine Ben Saïda vient d’être remis en liberté et l’affaire reportée au 8 mars, le mal est fait et les journalistes tunisiens échaudés craindront désormais la douche froide des atteintes à la liberté de presse.
Aussi, ainsi que nous l’avons développé dans notre article précédent, le Premier ministre Hamadi Jebali aura beau se prêter dans une chronique de ‘‘Télématin’’ sur France 2 le 17 février à un show publicitaire – du reste déplacé en son statut de chef de gouvernement dont le sourire enjôleur se superpose, à son insu à l’écran, à l’image d’une danseuse orientale ventre nu – les touristes ne reviendront pas de sitôt en Tunisie. Et nous ne disons rien de l’ordre social injuste qui soulève grévistes et sit-inneurs et qui marginalise une population oubliée sous les intempéries, tout désordre qui fait fuir les investisseurs par ailleurs très perplexes et sur le guet devant l'invasion de la finance islamique.
Aussi cher Docteur Ben Jaâfar, ne diminuez plus les journalistes dont le talent a explosé depuis la révolution, ne permettez plus qu’on les accuse, écoutez-les plutôt de crainte que d’un incident à l’autre, «un petit rien, une bêtise», l’enchaînement des faits ne conduise à la montée des périls, ainsi que dans cette chanson de l’avant-guerre que nous vous dédions, au nom d’une culture et d’une histoire partagée : «Tout va très bien Madame la Marquise».
Source : ‘‘Alternatives Citoyennes’’.