Il ne faut surtout pas accréditer l’idée que la démocratie ne peut pas fonctionner en Tunisie, en faisant la démonstration d’un échec patent qui favorise un retour en arrière et interdit aux voisins d’envisager le même processus.
Par Guy Calafato Pisani*
Que peut-on faire lorsqu’on n’est pas citoyen tunisien mais qu’on vit en Tunisie et que l’on constate la situation sociale du moment ?
C’est à la lecture de la ‘‘Lettre ouverte à monsieur le ministre de l’Intérieur (Et recommandation aux Tunisiens’’ du Professeur Ali Bakir que cette question m’est venue à l’esprit : mais à qui s’adresser ?
Je me suis dit que le plus simple était de s’adresser à celui qui s’est soulevé contre une dictature et qui en toute responsabilité est en train de conduire sa révolution.
Oui une révolte est un instant, une révolution est un processus.
Tunisiennes à la faculté des lettres de Manouba.
Et puisque l’occasion m’en est donnée, je veux saluer celles et ceux qui se sont révoltés et plus particulièrement celles et ceux qui ont perdu leur vie. Il était temps que cette dictature tombe.
Mais pour lui dire quoi à ce peuple tunisien en restant à ma place ? Je vais y venir.
Une «chakchouka» à la sauce maltaise, tunisienne et française
Alors tout d’abord deux mots de présentation. Un matin de février en 1955, j’ai ouvert les yeux à Bab Saâdoun à Tunis. Ce fût la première fois que les Tunisiens m’ont accueilli et je les en remercie.
Je suis ce qu’on appelle le produit d’un flux migratoire maltais qui a croisé le porte-bagages du colonialisme français. De père bizertois, de mère soussienne, d’arrière grand-mère maternelle monastirienne, mon grand-père paternel prend la nationalité française dans les années 1920, donc mon père naît français et moi aussi par la suite.
En 1958, il a fallu partir. Nous ne sommes pas toujours responsables de notre histoire. Qu’importe, me suis-je dis du haut de mes trois ans. Et durant toute la vie de mes parents pourtant très héritiers de la culture coloniale sans l’avoir choisi, j’ai appris la Tunisie allant des rapports si profondément humains au couscous à l’«osbane». Et lorsqu’on apprend, on finit par avoir envie et on finit surtout par comprendre.
En 1982, je découvre en vacances enfin la terre où j’ai ouvert les yeux. Quelle merveilleuse terre. Bon les Tunisiens ont du verbe. Ça tombe bien, moi aussi. Nous nous sommes tout de suite bien entendus et comme le physique m’y aidait étant plus proche du Tunisien que du Suédois.
Au terme d’une carrière tournée vers le social dans une grande entreprise française, en 2009 je fais le choix de venir m’installer sur ma première terre d’accueil. Retour aux sources. Ce sera la seconde fois que les Tunisiens m’ouvrent leur porte. J’ose espérer qu’ils ne vont pas la refermer une seconde fois. J’ai la conviction qu’il n’y aura pas de seconde fois. Cette porte est grande ouverte et je vous en remercie.
Le 16 décembre 2010, je quitte la Tunisie après un séjour d’un mois afin de parfaire ma future installation face à la Méditerranée histoire d’apercevoir les côtes maltaises.
Elle a voté, mais pour qui?
Le 17 décembre 2010, Sidi Bouzid…
J’ai eu honte de la France en cette fin d’année 2010, et jusqu’à la dernière seconde du 13 janvier 2011, j’ai eu honte, quand j’ai observé sans surprise le soutien inconditionnel du gouvernement français à la dictature qu’il a lui même contribué à mettre en place pour l’intérêt de quelques uns qu’ils soient Français ou Tunisiens.
Au cours de cette période, je puis vous assurer que ce n’était pas avec les médias français qu’il fût possible de se faire une exacte opinion de la réalité des faits. Les «chiens de garde» sont assez incompétents quand il s’agit de relater la révolte d’un peuple.
Normal, les chiens de garde sont faits pour garder.
Le 28 février 2011, me voilà de retour. Et savez-vous comme la bouffée d’air a été bonne pour le jeune expatrié que j’étais.
Tellement bonne quand le réceptionniste de mon hôtel m’a dit qu’il pouvait maintenant parler sans craindre d’être espionné par un possible collègue de travail. Tellement bonne lorsque j’ai trouvé ‘‘Le Monde Diplomatique’’ dans les kiosques à journaux.
Enfin la lumière après tant d’obscurité. Prenez la mesure de ces moments que l’histoire a déjà retenus.
Que de belles perspectives pour la savoureuse «chakchouka» que je suis à la sauce maltaise, tunisienne et française.
Alors qu’ai-je à leur dire aux Tunisiennes et aux Tunisiens ?
Rien.
Rien, parce que ce serait très prétentieux de leur donner le moindre conseil. L’avenir de la Tunisie appartient aux Tunisiennes et aux Tunisiens.
Après les espérances, les inquiétudes…
Je ne suis pas Tunisien mais déformé par ma carrière sociale, j’observe, j’écoute, je lis et je me dis que la situation du pays et de son peuple est préoccupante alors qu’elle était si porteuse d’espérances.
Je me dis simplement qu’on ne s’arrête pas au milieu du gué et ce n’est qu’en restant citoyen propriétaire de son histoire et de son avenir qu’on parvient à écrire les lendemains. La pire des choses qui puisse arriver à un citoyen revient à déléguer à d’autres son avenir, quand bien même les citoyens les ont appelés aux responsabilités. C’est une des leçons des trente dernières années en France.
Aujourd’hui, il n’est plus possible d’être citoyen l’espace d’un instant seul dans l’isoloir à choisir son ou ses candidats. Nous avons le devoir d’être citoyen à chaque instant de la vie de nos sociétés.
Un bulletin de vote ne suffit pas, ne suffit plus.
Nous en avons fait la cuisante expérience en France à maintes reprises. Et cuisantes seront peut être les prochaines expériences pour les Français. Quoique la place de «l’humain d’abord» est en train de reprendre sa place en France au grand dam des libéraux de tout poil visibles ou masqués. Le chemin s’accélère qui va enfin conduire à faire autrement pour un monde différent.
Si je n’ai rien à dire aux Tunisiennes et aux Tunisiens, en outre j’ai quelques questions à leur poser.
Aux Tunisiennes… Je commence par elles d’une part parce que le chemin de leur émancipation appelle le respect en Tunisie et ailleurs et d’autre part parce qu’en période de crise profonde de ce système capitaliste à bout de souffle, ce sont elles bien souvent qui sont les premières victimes…
Alors chères Tunisiennes, dans le respect de la confession et de la pratique propre à chacune, allez-vous accepter le retour à «l’obscurité» ? Allez-vous accepter que votre émancipation si chèrement gagnée puisse reculer alors que ce chemin est malheureusement si souvent inachevé ? Allez-vous tolérer ne plus pouvoir disposer de votre corps ?
Sachez que je pourrais poser la même question aux Françaises. N’est ce pas Marine Le Pen, digne héritière de son père fasciste et de sa formation politique qui distille la haine, qui propose le retour au domicile des femmes pour un revenu français en-dessous du seuil de pauvreté, qui propose le déremboursement de l’IVG par la sécurité sociale ?
Aux Tunisiens en général, allez-vous encore longtemps accepter d’être exploités par des entrepreneurs venus d’ailleurs parce que votre main d’œuvre est si peu chère pour ces rapaces qu’il faut bien qualifier ainsi ? Allez-vous continuer à accepter longtemps les terribles conditions de travail qui conduisent à tant de désastres humains ?
Comment est-il possible qu’un peuple ait pu se rassembler avec autant de force et de détermination et abattre cette pitoyable dictature et donner l’impression d’être si dispersé en ce moment laissant les pires sirènes hurler et appelant au retour à des âges que je n’ose même pas imaginer ?
Je puise dans mon expérience que seul le rassemblement constitue la condition sine qua none pour imposer les bons choix conformes aux besoins humains. Et rien ne peut arrêter le rassemblement d’un peuple. J’ai la modestie de le croire, puisque vous l’avez fait, pacifiquement et dans la plus grande responsabilité.
Je puise dans mon expérience qu’un processus révolutionnaire ne peut se conduire que de manière organisée, sur des objectifs clairs et contrôlés par le peuple lui même.
Je vous accorde le fait que votre situation est complexe et qu’il n’y a pas de spontanéité à jouer son rôle de citoyen lorsqu’on a été écarté du fait politique depuis plus d'un demi-siècle.
Je vous accorde que des rapports de force internes au pays et vraisemblablement externes s’exercent tentant d’accréditer l’idée que la démocratie ne peut pas fonctionner en Tunisie faisant la démonstration d’un échec patent favorisant un retour en arrière et interdisant à vos voisins d’envisager le même processus.
Je vous accorde le fait que les silences de votre gouvernement provisoire interrogent face à une somme d’évènements récents notamment dans les établissements universitaires qui traduisent plus le recul, l’enfermement que le progrès et l’ouverture pour les Tunisiens et la Tunisie. A qui profitent ces évènements?
Mais je vous fais confiance.
La politique consiste à s’occuper de la vie
Parce que le peuple tunisien est jeune, intelligent, éduqué, tolérant, clairvoyant, ouvert sur le monde, sacrément patient je trouve et de la patience il va vous en falloir. Ce sera long mais sachez que la nature a horreur du vide. J’ai la conviction que l’engagement individuel et collectif dans le fonctionnement d’une société est de matière à accélérer le redressement d’une situation. A y réfléchir somme toute, la politique est un exercice simple, cela consiste à s’occuper de la vie et la vie ce ne peut pas être l’affaire que de quelques spécialistes.
Ne passez pas par pertes et profits ce qui s’est passé le 14 janvier 2011.
A ce jour, je suis maintenant installé en Tunisie. Il n’y a pas de changement à mon projet de vie.
Pour l’instant de la fenêtre de mon bureau, je vois tous les matins la côte jusqu’à Moknine et il n’y a aucune raison objective pour que cela change. Mais je ne veux pas être hypocrite avec mes ami(e)s tunisiens, si un jour je constate que les droits humains et la liberté de penser sont bafoués en Tunisie, cette fois-ci je n’attendrais pas que qui ce soit me pousse dehors, je partirais de mon propre chef.
Merci à Kapitalis de m’avoir permis ces lignes pour m’adresser à vous et merci à vous de m’avoir lu.
* Français installé en Tunisie, ancien syndicaliste.