Mohamed Hedi Sehili* – Le thème des garanties constitutionnelles de la liberté d’expression ne laisse pas le juge administratif indifférent car c’est la norme suprême et c’est la source formelle du droit administratif qui est en jeu.


En tant que prolongement de la liberté de conscience, la liberté d’expression est l’extériorisation des opinions, religieuses, philosophiques et politiques auxquelles l’individu a adhéré, sous forme d’attitudes, agissements, expressions verbales ou matérielles(1).

Dans son exercice par l’agent public (on se placera ici du côté de la liberté d’expression du fonctionnaire public ou, comme l’appellent certains, «la liberté d’expression du fonctionnaire-citoyen»), cette liberté revêt un certain particularisme dans la mesure où elle est limitée par des sujétions de services pesantes.

Toutefois, cela n’empêche que les opinions des fonctionnaires peuvent être exprimées librement notamment dans des ouvrages, articles, ou des interventions dans les médias. En contrepartie, l’agent public est tenu de respecter certaines obligations.

Ces obligations font appel à des notions difficiles à cerner quant à leur teneur et, parfois, ambigües dans leur mise en œuvre, telles que l’obligation de réserve, la neutralité et le loyalisme.

Ce sont autant d’obligations légales qui pèsent sur le fonctionnaire public et qui limitent sa liberté d’expression.

De là nait l’utilité d’une justice administrative (évidemment pour contrôler la légalité des actes de l’autorité hiérarchique en matière disciplinaire).

A priori, le juge administratif n’intervient qu’en vue de renforcer cette liberté par la détermination du cadre, des conditions et des limites de son exercice.

Toutefois, il faut opérer une distinction entre l’exercice de la liberté d’expression dans le cadre du service et en dehors du service.

La liberté d’expression dans le cadre du service

La question est comment concilier l’exercice de cette liberté avec l’obligation de neutralité qui emporte l’interdiction de faire valoir ses convictions dans le service à l’encontre des usagers comme envers les autres agents du service.

En effet, l’agent public ne doit pas, par son comportement, ni par ses expressions, manifester des attitudes susceptibles de faire douter de l’impartialité de l’administration ou adopter des positions discriminatoires à l’égard des usagers sur la base de convictions de quelque nature que ce soit.

Serviteur de l’intérêt général, l’agent public doit faire prévaloir les intérêts du service et les libertés publiques de l’usager même au détriment de sa propre liberté d’expression. La neutralité que l’agent doit observer, vise à prévenir l’utilisation du service public à des fins autres que celles de l’intérêt général et à empêcher son utilisation comme un instrument de propagande politique.

Dans l’affaire Hammami contre le ministre de l’Education nationale (arrêt n°1219  du 4-5-1988), le juge administratif a procédé à l’annulation de l’acte disciplinaire de l’administration à l’encontre du requérant pour défaut de preuve de l’exactitude matérielle des faits sur lesquelles l’administration avait fondé sa décision de résilier le contrat du requérant et ce pour avoir incité des élèves à la grève, exploité sa qualité d’enseignant pour leur inculquer des idées n’ayant aucun lien avec les enseignements et d’avoir publiquement imputé au gouvernement la responsabilité des évènements de janvier 1984.

De plus, dans l’exécution du service, l’État peut exiger du fonctionnaire qu’il s’abstienne de tout acte propre à faire douter non seulement de sa neutralité, mais aussi de son loyalisme envers les institutions, voire, compte tenu de l’obéissance hiérarchique, envers les gouvernements(2).

La liberté d’expression en dehors du service

On pourrait symétriquement considérer qu’en dehors du service, la liberté d’expression du fonctionnaire est absolue. Cela est évidemment impossible dans la mesure où les positions adoptées en dehors du service peuvent avoir une incidence sur celui-ci. Il existe ainsi un devoir de loyalisme à l’égard des institutions ayant donné lieu à plusieurs arrêts restés célèbres(3). Ensuite, et surtout une théorie jurisprudentielle ancienne, jamais mentionnée dans le statut général de la fonction publique, qui régit la matière : c’est la théorie dite de l’obligation de réserve. Elle repose sur l’idée suivant laquelle «les fonctionnaires doivent observer une certaine retenue dans l’extériorisation de leurs opinions».

Ainsi, il nous semble que la liberté d’expression du fonctionnaire constamment affirmée par les auteurs, est, en revanche, assez étroitement limitée. Elle doit être conciliée avec l’obligation de réserve, et à celle du loyalisme.

L’étude de la jurisprudence administrative tunisienne nous montre que le juge administratif semble avoir subtilement évité de traiter de front les aspects juridiques que soulève la liberté d’expression du fonctionnaire public en dehors de ses fonctions. C’est ce qui est d’ailleurs vérifié dans l’affaire Dhaou Takouki contre le ministre des Transports et du Tourisme(4).

L’étude de cette espèce permet de constater l’existence d’un désaccord entre les parties du litige sur l’exactitude des faits ayant fondé l’acte disciplinaire pris à l’encontre du requérant. Ainsi l’administration soutient que la sanction infligée est justifiée par les mauvais comportements de l’agent et de leur irrégularité.

Alors que le requérant affirme que la sanction n’est qu’un moyen pour l’écarter à cause des activités sociales, syndicales et des idées politiques que l’administration lui impute.

En conséquence, le requérant invoque le moyen tiré de l’inexactitude matérielle des faits et la violation des procédures disciplinaires.

Dans cette affaire, le juge administratif avait annulé cet acte pour inobservation des procédures disciplinaires esquivant ainsi le moyen relatif à l’examen des faits.

A mon humble avis, le juge administratif aurait pu, dans cette espèce, consacrer le principe de la liberté d’expression politique et syndicale de l’agent et déterminer les obligations de service qui limitent la portée de celle-ci, notamment celle de la réserve !

La jurisprudence a depuis évolué (dans le sens ou les jugements et arrêts se placent de plus en plus sur le terrain des libertés publiques). C’est ainsi qu’on note récemment le jugement de première instance(5) rendu le 23 juin 2011 par le tribunal administratif annulant l’acte pris par le ministre de l’Enseignement en date du 26 janvier 2009 contre une enseignante du secondaire consistant à sa radiation de la liste des cadres du ministère pour cause de déchéance de ses droits civiques.

Dans l’espèce, la requérante s’est déplacée à la ville de Rdayeef (lors des émeutes de 2008) voulant ainsi couvrir médiatiquement un rassemblement des femmes des détenus de cette région dans le cadre de son poste en tant qu’attachée de presse au journal ‘‘Mouwatinoun’’, organe du Forum démocratique pour le travail et les libertés (Fdtl ou Ettakatol).

Les autorités ont donc procédé à la détention de la requérante ainsi qu’à sa condamnation pénale, l’obligeant même de signer des procès-verbaux sans lui permettre d’en lire leur contenu.

L’administration, en procédant à la radiation de la requérante de la liste des cadres du ministère, s’est basée essentiellement sur une note de poursuite pénale présentée par les services du ministère de l’Intérieur faisant référence à ses opinions politiques.

Le tribunal administratif a estimé que le ministre, en procédant à la radiation de la requérante, avait méconnu les dispositions de l’article 10 du statut général des agents de la fonction publique(6) et annulé de ce fait cet acte rappelant qu’«en aucun ne peut figurer, dans le dossier individuel de l’agent public, une mention faisant état des opinions politiques, philosophiques ou religieuses de l’intéressé».

Concernant l’obligation de loyauté, deuxième limite de la liberté d’expression du fonctionnaire public, le juge administratif retient «l’obligation déontologique de loyauté des agents publics».

Le juge avait à maintes reprises rappelé que l’«agent public doit s’abstenir, même au nom de ses convictions intimes, d’exprimer publiquement des opinions qui sont contraires à ce que l’on peut attendre comme sentiment envers la patrie».

En ce sens dans l’affaire Khemiri contre le ministre de l’Education (arrêt du 26/06/1982) où la police a appréhendé un enseignant détenant des documents hostiles au régime politique en place et qui, en outre, associait certains de ses élèves à des réunions secrètes.

Là aussi le juge administratif n’avait pas saisi l’occasion pour développer sa jurisprudence en matière d’obligation de loyauté en se limitant à annuler l’acte pour non observation des procédures disciplinaires.

Pour conclure, on peut légitimement affirmer que le juge administratif en tant que gardien de la liberté d’expression du fonctionnaire public d’une part et en tant que défenseur des valeurs de la neutralité (dans son sens large) de l’administration d’autre part, s’est limité à traiter la problématique plutôt d’un point de vue procédural-disciplinaire que celui des libertés individuelles.

* – Magistrat. Intervention présentée au colloque sur «les garanties constitutionnelles de la liberté d’expression», organisé par Article 19 (Sbeitla, 25-26 février 2012).

Notes:
1 - Delaubadere ; ‘‘Traité de droit administratif’’, Lgdj ; 8e édition, 1986.
2 - Cf. Laurent ; Concl. sur C. E, 3 mars 1959,  Dlle Jamet, rec. 47.
3 - C.E, 25 janvier 1935, Defrance, ‘‘A propos d’un comptable de l’arsenal de Cherbourg qui avait fait l’objet d’une sanction pour avoir affirmé lors d’une réunion politique que «c’est le drapeau rouge qui va abattre l’ignoble drapeau tricolore».
4-  Arrêt n° 1273 du  24-6-1988.
5 - Jugement n°1 /19350 du 23 juin 2011.
6 - Loi 83-112 du 12 décembre 1983.