Salah Oueslati* écrit – Le véritable clivage n’est pas entre laïc/islamiste, musulman/mécréant, moderniste/traditionnaliste, mais entre ceux qui luttent pour la liberté et ceux qui souhaitent le retour à la dictature.


Nous sommes bien loin de l’esprit du 14 janvier 2011, celui de la fraternité, de la solidarité et de l’union sacrée contre l’ancien régime. La Tunisie est rentrée dans une zone de turbulence et d’instabilité extrêmement dangereuses. Pourtant, l’histoire nous enseigne que les périodes postrévolutionnaires peuvent à tout moment basculer dans l’anarchie, la guerre civile ou la dictature.

Un pays à la dérive

Alors que la situation économique est catastrophique, que la corruption gangrène la société, que les attentes des Tunisiens en matière de justice économique sont énormes, la classe politique est préoccupée par des considérations électoralistes à court terme au détriment de l’intérêt du pays et de l’intérêt de son peuple.

Alors qu’une partie de l’opposition mise sur l’échec du gouvernement actuel dans l’espoir de rafler la mise lors des prochaines échéances électorales, le parti d’Ennahdha déploie toute son énergie et ses énormes ressources dans une course effrénée à l’endoctrinement d’une partie de la population avec en ligne de mire les mêmes visées électorales.

Le débat politique tourne aux invectives, aux insultes et aux accusations mutuelles. Chaque parti s’autoproclamant le grand sauveur de la partie en danger brandissant l’arme de la théorie du complot pour expliquer tout et son contraire. Comme si il y avait un bien absolu et un mal absolu, comme si la violence était garantie de vérité. Pendant ce temps, l’économie sombre, la situation sécuritaire se détériore et les menaces de groupes extrémistes armées est plus que jamais présente.

La Tunisie a pourtant la chance de s’être débarrassée du tribalisme, d’avoir une population quasi homogène sans clivage religieux ou ethnique et d’avoir un peuple ouvert, tolérant et pacifique.

Malgré cette situation enviable, on assiste depuis la révolution à la naissance de nouveaux clivages entretenus et renforcés par ceux qui font tout pour faire échouer l’avènement d’une démocratie dans notre pays : laïc/islamiste, musulman/mécréant, moderniste/traditionnaliste. On oublie souvent que, dans une démocratie digne de ce nom, il y a de la place pour toutes les sensibilités et les différends sont aplanis par le débat, l’écoute de l’autre et l’esprit d’ouverture. Il est temps d’expurger la haine de l’action politique et y introduire la notion de compromis, de bonne foi et de tolérance.

Des clivages absurdes

Ces clivages sont d’autant plus absurdes qu’ils sont créés de toute pièce pour détourner l’opinion des véritables préoccupations de la population tunisienne.

Les vrais clivages aujourd’hui sont entre, d’un côté, ceux qui luttent pour la liberté, la dignité, les droits de l’Homme et la démocratie, et, de l’autre, ceux qui souhaitent le retour à la dictature ou l’instauration par la force d’une théocratie obscurantiste étrangère à notre histoire, à nos traditions et à notre culture. Ces derniers n’ont jamais fait mystère de leur intention et ont clamé haut et fort qu’ils sont contre la démocratie. Ce sont ceux-là mêmes qui se veulent les chantres de l’absolutisme moral et qui affichent leur détermination à conquérir le pouvoir politique par la force dans le but d’imposer la morale religieuse par la loi, transformant le religieux en idéologie politique. Ce sont ceux-là mêmes qui invitent des prédicateurs pour endoctriner nos jeunes et encouragent l’occupation des mosquées par des imams extrémistes. Ce sont ceux-là mêmes qui forment des milices pour intimider et réduire au silence toute voix discordante. Ils sont plus animés par une revanche sur la société que par une volonté d’en construire une nouvelle.

Il faut être objectif et reconnaître que c’est une redoutable charge que de gouverner un pays faible, fragile, plein de contradictions, dans une phase critique de son histoire et au bord de l’insurrection. Tous les Tunisiens sont donc responsables du destin global et de l’avenir du pays. Mais certains sont plus responsables que d’autres.

Responsabilité de l’Etat dans l’instauration de la sécurité

Face à l’anarchie ambiante et au danger qui guette, il appartient à l’État, qui détient «le monopole de la violence légitime» de prendre ses responsabilités. Mais dans un État de droit cette violence ne tire sa légitimité que quand elle s’exerce pour assurer la sécurité, la tranquillité et le bien-être de tous les citoyens.

Aujourd’hui, c’est Ennahdha qui détient les rênes du pouvoir, contrôle les institutions de l’État et occupe les ministères régaliens. C’est donc au gouvernement issu de ce parti de prendre sa responsabilité pour mettre un terme à ceux qui se proclament de lui pour former des milices, agresser des journalistes et manifestants pacifiques, saccager les locaux des syndicats ou prendre en otage les mosquées à travers le pays.

C’est à ce parti de montrer sa bonne foi, de donner des gages de sa bonne volonté, de prendre une position claire sur les questions de libertés individuelles et de dénoncer ceux qui récusent le système démocratique.

C’est à ce parti de faire tout son possible pour accélérer l’élaboration d’une nouvelle constitution dans un climat de dialogue serein et constructif.

Sortir de l’ambivalence et du double langage

Pour ce faire, Ennahdha doit sortir de l’ambivalence, du double langage et de la contradiction. Le gouvernement doit arrêter de crier au complot à chaque fois qu’une voix discordante s’élève contre des pratiques douteuses. Il doit arrêter de jeter l’anathème sur les médias, les partis d’opposition et les syndicats et se mettre au travail au service du pays.

Plus le temps passe, plus le pays s’enfonce dans l’anarchie, la violence et la misère. Notre pays et ses dirigeants ont une responsabilité très lourde, devant l’histoire, devant le peuple, devant le monde arabe et au-delà. Un échec de l’expérience démocratique en Tunisie sera un signal dévastateur adressé à tous les peules de la région et plongera le monde arabe dans le précipice de l’histoire.

En déclenchant la première révolution démocratique dans la région, la Tunisie a donné l’exemple, qu’elle continue de le faire en construisant une démocratie authentique et exemplaire.

N’oublions pas que le clivage n’est pas entre islamistes et non islamistes, il est entre ceux qui aspirent à la liberté, à la démocratie et la dignité et ceux qui veulent le retour à la dictature qu’elle soit séculariste ou religieuse. C’est au premier de travailler main dans la main pour combattre les ennemis intérieurs et extérieurs de la révolution.

S’il existe au sein de ce parti Ennahdha des islamistes démocrates, il leur appartient de lever toute ambiguïté afin de permettre l’instauration d’un climat de confiance et de déployer toute leur énergie pour accélérer la maturation de l’esprit démocratique dans le pays.

* Maître de conférences, France.