Abdallah Jamoussi écrit – Le mouvement révolutionnaire en Tunisie a-t-il été le fait d’un réseau monté par les Etats-Unis ? Si c’était le cas, à quel dessein et au profit de quel(les) parti(e)s ? La thèse soutient mal l’épreuve de vérification.


La révolution est-elle de notre propre fait ? A cette question, les réponses sont mitigées, car les gens sont ballotés entre deux versions officieuses. Qui dit que l’enchaînement des évènements du 17/12/2010 au 14/01/2011, date de la chute de Ben Ali, dénote un agencement structuré, quoique spontané ce qui lui confère le statut de révolution, qui dit qu’il s’est agi d’un mouvement de contestation tournée à l’aigre.

La théorie du complot américain refait surface

Certains partis politiques qui étaient à l’affût, depuis le déclenchement de la vague de protestations en  décembre 2010, ont même insinué que les jeunes qui se sont rués vers le ministère de l’Intérieur, bravant la peur et le péril, ne seraient, tout compte fait, que des enfants de chœur manipulés discrètement, selon un plan soigneusement établi.

Certains analystes américains ont pour leur part affirmé que les Etats-Unis ont réellement contribué indirectement à un soulèvement, prétextant qu’ils s’étaient bien chargés de la formation d’un groupe de jeunes de chez-nous en technique de communication sur les réseaux sociaux et d’ajouter qu’ils (les Etats-Unis, Ndlr) ont déboursé des sommes colossales pour les mouvements islamiques dans la région arabe. Ce qui reste, bien sûr, à prouver par des preuves tangibles.

Le maître-mot «complot» n’a pas été révélé et les arcanes de la matrice révolutionnaire ne sont pas moins occultées. Il faut avouer que les commérages à propos de l’implication des Etats-Unis n’ont fait surface qu’à une date synchrone aux résultats des élections. Avant cette date, on faisait le pèlerinage à Sidi-Bouzid, la région natale de Mohamed Bouazizi et on chapeautait le culte avec un recueillement spirituel sur les tombes des martyrs de Kasserine.

Toutes ces célébrations pouvaient paraitre insignifiantes en comparaison avec ce qui s’est passé à l’occasion de la séance inaugurale de l’Assemblée nationale constituante (Anc), lorsqu’on prêta serment de vouer fidélité aux martyrs et de se consacrer à la réalisation des objectifs pour lesquels, ces derniers ont perdu la vie. Moment solennel, transmis en direct : émouvant et inoubliable !

Mais à peine a-t-on commencé à échafauder la constitution que la notion-peuple a du céder sa place à l’imposante domination de la troïka (l’alliance tripartite gouvernementale constitué d’Ennahdha, du Cpr et d’Ettakatol), laquelle n’a pas du goût à avoir l’oreille, quant aux appels des manifestants au respect des principes testamentaires des martyrs, lesquels principes n’ont rien à voir avec la théologie et les querelles intestines à propos de la charia. Et cela fait des mois qu’on parle de tout, sauf de l’essentiel. C’est comme si aucune révolution n’avait jamais eu lieu, chez-nous. C’est à se demander si le cérémonial de l’ouverture ne fût qu’une mise-en-scène pour paraitre si fidèle et dévoué ! Je n’ai pas de cœur à l’admettre, espérant m’être trompé. Toutefois, je ne cesserai pas de me demander si les jurés étaient conscients de la portée de leur engagement aussi bien envers les morts qu’envers les vivants – abstraction faite à ceux qui n’ont que faire d’une révolution. Mais n’empêche qu’ils se savent redevables à ceux qui ont péri pour leur idéal de liberté, de transparence, d’équité et de démocratie.

Mais d’abord, aurait-on juré, si on avait soupçonné que les cortèges des morts, ne fussent que le produit d’une décision prise à l’arrière-plan pour imposer aux peuples du monde arabe un pouvoir théocratique, dont les répercussions vont en contre-sens du projet révolutionnaire escompté ?

Le scénario catastrophe

Jusqu’à ce jour, nous sommes restés en panne de réponse au sujet de l’attribution de cette révolution de plus en plus écartée et même recluse, sans qu’aucune main ne se fût levée pour endiguer la brèche par laquelle passent inaperçues des insinuations frustrantes tendant à semer le doute et à dévaloriser le sacrifice honorable de ceux qui ont combattu sang contre épée, afin qu’il soit mis un terme à la tyrannie, au népotisme et à la spoliation du pays. Et tant que la dénégation ne sera pas levée, nous continuerons à nous mouvoir en contre-sens de l’objectif que nous avons à tort ou à raison incarné. Où est la vérité ?

Seul et désemparé, je n’ai d’autre choix que d’opter pour un scénario-catastrophe, à savoir la thèse du début de la fin des maillons faibles d’une chaîne sociale devenue de trop dans le système au profit duquel une machine-monstre n’arrêtant pas de tourner, de rogner, de ronger, de broyer toute matière première pour éjecter ses produits sur les marchés de ceux qu’elle a spoliés et jusqu’à ce que le cycle débouche sur la récession au niveau des marchés de l’Atlantique. Pourquoi ne pas l’avoir dit ? Nous aurions compris les dessous de ces guerres civiles soigneusement entretenues par des médias habilités.

On pourrait, toutefois, admettre que nos amis d’antan, aient vu utile de profiter de quelques richesses fossiles englouties dans le ventre de notre sol et dont l’exploitation nécessite un savoir-faire hors de notre portée. N’est-il pas agréable de rêver d’un trésor caché ?

Le cauchemar est que ce que nous subissons soit lié au 11 septembre 2001, lorsque les tours jumelles de Manhattan furent abattues dans les cris, les larmes, le sang et la poussière. Des milliers de vies humaines furent décimées et de tout un monde palpitant de vie et d’espoir, il n’était resté qu’un souvenir désolant, non sans rancœur.

Malaise dans la civilisation

Il était environ trois heures de l’après-midi, chez-nous, quand le monde changea d’un seul coup. Depuis ce jour, je savais que le monde n’aurait jamais plus le visage que j’ai toujours connu. J’hallucinais par moment : «Des Arabes impliqués. Le symbole dédié à la Gloire du capitalisme venait d’être transformé en décombres. Qu’adviendra-t-il de notre culture ?». Et depuis, le monde musulman n’a jamais connu de repos. Des versions nuancées et même contradictoires ont défilé sur les écrans. Chacun commentait au gré de ses tendances et de ses intérêts, mais ce parallélisme entre symbole de l’économie et entité arabo/musulmane, me hante, jusqu’à aujourd’hui. Peut-on penser au hasard lorsqu’on aborde cette association d’entités ? Le destin a fait que celui qui représente l’hégémonie par le biais de la technologie et celui qui traine le pas au bout de la file indienne doivent rester conjointement liés à un malaise de civilisation le long du tronçon du parcours qu’ils auraient à effectuer dans un temps à deux vitesses sur deux trajectoires opposées via la Chine.

Que connaît-on de ce pays émergent, sinon, qu’il était colonisé par quatre puissances, dont les Etats-Unis, avant que Mao n’eût l’idée de faire passer ses troupes depuis la Russie par un pont, dont il ne restait qu’une grosse chaîne entre deux pitons. Ils étaient à peu-près 10.000 rescapés – les autres avaient succombé de suite de leur chute, lors de traversée. Ils seraient le noyau de la révolution.

En quelques décennies, ce pays décolonisé, fut devenu prospère et nanti. Il faut dire, qu’on ne comprendra, peut-être jamais ce que cache le sourire d’un Chinois. Doté d’une technologie sophistiquée et plus secrète que la magie, ce géant industrialisé sorti du brouillard allait démontrer comment faire fi à la performance de l’Occident, à son hégémonie économique. Mais de quelle manière a-t-on pu surmonter le problème de sa démographie ? Cela tient à la dextérité par laquelle on a su faire du potentiel humain, le moteur du progrès. Armond Gatti, célèbre dramaturge français, racontait dans un document resté inédit jusqu’en 1965, à quel point, les Chinois avaient souffert de pauvreté et de maltraitance, surtout sous l’occupation anglaise. Un ouvrier chinois devait recevoir comme paie un bol de riz pour un jour de travail.

Quelle différence y a-t-il entre un Arabe et un Chinois, sinon que le premier soit réputé pour être accroc du plaisir charnel et le deuxième pour être dynamique et créatif ? Encore une ironie du sort. Quand le premier aura dilapidé sa richesse, le second aura été exténué. L’Occident aurait anticipé, depuis longtemps, cette issue. La thèse d’une diversion préventive de sa part n’est point à écarter. Personne ne voudra être rattrapé. Ce qui importe est de situer notre place sur cet échiquier !

Ejectés en-dehors du circuit

Ce monde compétitif est un produit-cartel, un monstre que l’Occident a créé : un vrai Dracula, père géniteur de Frankenstein. Le temps d’une petite sieste pour palabrer de la charia, de l’hymne national, de la démocratie clanique, des obscurités à supplanter chez-nous et nous serons éjectés en-dehors du circuit. Un sort semblable à celui de la Somalie !

- Mais quel rapport pouvait avoir toute cette chronique avec notre révolution conçue et née dans les taudis de la misère ?

- Quand on a un si bel enfant, on ne doit pas le désavouer ou l’attribuer à autrui, rien que pour plaire. Ce n’est pas honnête ! Et d’ailleurs, les Américains ont déclaré être surpris du déroulement des évènements. Il se pourrait qu’il y eût des connivences avec certains pays, mais cela ne voulait pas dire pour autant que la révolution est de leur fait.

Malheureusement, certains de nos compatriotes ne savent pas comment composer avec cet évènement qui a tendance à se contredire avec les mérites qu’on lui attribue. Un ami à moi me l’a balancé ouvertement : «Ce sont les Américains qui l’ont faite, cette subversion !» Il n’a pas osé être plus explicite, mais je pouvais deviner la partie tronquée de ses propos en rapport avec l’intercession américaine. Mais étant donné ce qui se passe dans la région, tout doute est justifié.

Les Etats unis sont différents de nous. Une autre mentalité ! Chez eux, on vit au futur, car le présent est instantané et trop dérisoire, pour avoir à être apprécié. Ils règnent imperceptiblement sur un monde étendu du nord de la planète jusqu’à son sud, de telle façon que lorsqu’il fait matin chez eux, il fait déjà nuit là où ils sont ailleurs. Ce qui veut dire que cet «ailleurs» c’est encore chez eux. Les multinationales transcontinentales dont ils sont fondateurs, initiateurs ou actionnaires – tout simplement – les ont imprégnés. Ils auront vite appris qu’avant-minuit du 2 mars, leurs tentacules étendues à l’autre bout du monde auraient signé un contrat daté du 3 mars. Demain pour un Américain, c’est aujourd’hui pour les employés de son entreprise. Endormis, l’autre partie de la planète est sous le soleil et leurs entreprises fonctionnent et rentabilisent leurs capitaux. C’est un peu comme dans le monde virtuel, lequel est de leur invention. Allez comprendre, de quoi, on discute chez-nous, ici. Et puis, sous quel angle exigu, on voit notre rapport à l’autre : notre ami pris pour le défenseur de notre identité.

En pensant, à ce qui se passe dans la tête d’un Américain, je me demande qui de nous deux est l’extraterrestre. Leur constitution n’a pas été revue depuis des lustres. Et l’on s'interroge sur les raisons. On devine que c’est tout simplement à cause de ce transport dans le futur, qui les investit d’une forte sensation, et à tel point que cela leur donne l’impression d’être toujours en retard. Le présent n’est pour eux qu’un bref moment sur un tremplin. Le passé est derrière eux. Ils l’ont déjà laissé pour des nostalgiques de notre catégorie. Louis-Ferdinand Céline dépeint dans son roman ‘‘Voyage au bout de la nuit’’ cette vie à la hâte, à New-York, un constat d’un mode de vie d’avant la deuxième guerre mondiale, qui évoque déjà, à cette époque, le vertige.

Selon les révélations de Wikileaks, c’est depuis 2006, que les Américains ont contacté un leader islamiste de l’opposition en Tunisie, cela va sans dire qu’il n’est pas exclu qu’ils aient aussi tissé des liens avec d’autres et établi des passerelles via les Ong. Cela ne m’étonne pas, du moment qu’ils disposent de données sur notre bilan commercial plus que nous n’en savons – sans parler des informations que leurs services collectent au quotidien à propos de menus centres d’intérêt concernant notre climat politique. Néanmoins, le fait qu’ils aient contacté l’opposition, sans être à Sidi-Bouzid, à Kasserine ou à Thala, est la preuve qu’ils avaient été pris de court le 14 janvier.

Un autre fait marquant : à la veille de cette même date, aussi bien des chefs de partis de l’opposition que le chef de l’Ugtt, avaient renouvelé leur allégeance à Ben Ali. N’est-ce pas une preuve suffisante pour démontrer que ce mouvement révolutionnaire en Tunisie fut excentrique à tout réseau monté au profit d’une telle entreprise.

Cependant, on ne pourrait jamais exclure l’intervention in extremis des Etats-Unis à un autre niveau – mais, après coup.