Abderrahman Jerraya* écrit – La Tunisie n’a pas à choisir entre Orient et Occident pas plus qu’entre religion et modernité. Mais elle doit rester fidèle à elle-même.
Le paysage politique enfanté par la révolution se décline désormais sous la forme de deux courants idéologiques opposés, antinomiques : l’un à caractère foncièrement religieux, voire conservateur, l’autre à visée moderniste faisant une séparation nette entre religion et politique, deux domaines n’obéissant pas à la même grille de mesure et d’évaluation.
La diversité socioculturelle des Tunisiens
Cette dualité politico-religieuse pourrait être considérée comme normale – traduisant sans doute la diversité socioculturelle des Tunisiens – n’eussent été les dogmes et stéréotypes venus d’ailleurs. Pour les uns, la référence ce sont les pays du Golfe dont certains ont manifesté une certaine empathie pour notre pays. Pour d’autres, le regard doit être orienté vers l’Occident objet d’émerveillement et fascination eu égard à ses avancées scientifiques et technologiques. Ils nourrissent l’ambition de voir leur pays le rattraper un jour à travers l’acquisition des connaissances et la mise au travail de tout un peuple. L’attrait qu’il exerce sur eux est si fort qu’ils cherchent à s’identifier à lui, convaincus qu’il est le moteur du progrès que connaît à l’heure actuelle l’humanité, en termes d’enrichissement du savoir, d’organisation politique et sociale, de prospérité économique, de confort, de lutte contre la faim, les maladies et les nuisances d’origine anthropique.
Pour cette composante de la société, l’Occident est perçu comme un allié crédible sur qui on peut compter pour réaliser un avenir meilleur, une locomotive qui ne connaît pas d’horizon et à laquelle on doit s’amarrer sous peine de rester au bord de la route, de perpétuer des relations de dépendance, un état de pauvreté et de précarité qui n’ont que trop duré. C’est ignorer que les relations entre Etats sont souvent gouvernés et régis par des intérêts, avec une propension des puissants à dominer les plus faibles. Dès lors, il importe de mettre en balance ce qui est dans l’intérêt du pays et ce qui constitue une atteinte à sa liberté de manœuvre pour ne pas dire sa souveraineté, sachant qu’une main tendue appelle toujours une certaine condescendance.
Cela étant dit, parmi les doléances les plus connues exprimées par nos voisins européens, on peut citer :
- contrôle du flux migratoire ;
- lutte contre le terrorisme ;
- libre circulation des marchandises.
Renonciation à la demande d’extradition de Ben Ali
En va-t-il de même avec certaines monarchies du Golfe? Certainement pas. Leurs intérêts sont tout autre. Ils s’inscrivent de toute évidence dans un autre registre, leur souci majeur étant de consolider et de pérenniser le système politique en vigueur dans la région. Lequel est aux antipodes de celui auquel aspire l’écrasante majorité des Tunisiens. Mais la mise en place d’un gouvernement de coalition où les islamistes sont majoritaires leur a fait miroiter l’opportunité qu’il y aurait là un rôle à jouer. D’autant que le pays sollicite une aide financière d’urgence, sans laquelle il rentrerait dans une zone de fortes turbulences aux conséquences imprévisibles.
Conscient de la gravité de la situation et pour éviter le pire, le gouvernement issu des élections du 23 octobre 2011 a montré qu’il était prêt à faire des concessions. En témoigne entre autres, sa décision de renoncer à la demande d’extradition du président déchu comme préalable à toute normalisation avec le plus puissant des états du Golfe à savoir l’Arabie saoudite. L’occasion était donc trop belle pour les autorités de ce pays (ainsi que du Qatar) de manifester leur solidarité dans l’épreuve qu’a connue la région du nord-ouest à la suite des chutes de neige et des inondations. Même le Koweït, qui était en froid dans ses relations avec notre pays sous le régime Zaba, s’est déclaré disposé à apporter sa petite pierre dans l’édification de la Tunisie postrévolutionnaire, suite à la visite que lui a récemment rendue le président de l’Assemblée nationale constituante (Anc).
La question qui mérite d’être posée est de savoir la face cachée de cet élan de solidarité affichée avec grande pompe, en dehors du bla-bla habituel, sachant que les responsables politiques de ces pays sont devenus de véritables rentiers, cherchant avant tout à placer les sommes phénoménales en pétrodollars dont ils disposent dans des opérations hautement rentables. Peut être perçoivent-ils qu’il y a en Tunisie un filon intéressant à exploiter. Mais ce qui est sûr c’est que leur intérêt majeur est ailleurs. Il serait d’ordre géostratégique.
Sans être un clerc en la matière, il est aisé de comprendre que l’élection par les urnes d’un gouvernement à référence religieuse en Tunisie et ailleurs est perçue comme une victoire incontestable du modèle politique et social en vigueur dans les pays du Golfe. A ce titre, elle ouvre la voie à ceux qui en sont les gardiens (monarques, rois, princes…) de s’employer à renforcer les gouvernements qui, idéologiquement, sont de leur bord et de ce fait considérés comme leurs vrais alliés. Ce faisant, ils rassembleraient autour d’eux des pays ayant des régimes politiques similaires pour en faire la grande nation des musulmans (Oummat el-Mouslimine) avec le cas échéant le retour au système basé sur le califat.
Il est vrai que cette sollicitude non complètement désintéressée à l’égard de notre pays trouve écho auprès d’une composante non négligeable de la société tunisienne qui fait hélas peu de cas de notre «tunisianité». Celle-ci a toujours su concilier culture arabo musulmane et ouverture sur l’espace euro méditerranéen. Il s’ensuit que la Tunisie n’a pas à choisir entre Orient et Occident pas plus qu’entre religion et modernité. Mais elle doit rester fidèle à elle-même, assumant pleinement son histoire trois fois millénaire et confiante dans le génie de ses enfants.
* Professeur universitaire retraité.