Zouheir Jamoussi* écrit – Plus le temps passe, plus il apparaît clairement que la dynamique révolutionnaire est détournée de ses objectifs originels par la «troïka» au pouvoir, dominée par Ennahdha.
Le parti Ennahdha, par la voix de ses dirigeants, s’est toujours déclaré «garant de la Révolution». C’est en effet le moins qu’on puisse normalement attendre d’un parti majoritaire au pouvoir, issu des premières élections démocratiques postrévolutionnaires. Ce premier pas sur la voie tracée par le grand soulèvement populaire devait en effet être la pierre angulaire dans l’édification d’une Tunisie démocratique, libre, indépendante, moderne, fidèle à sa tradition, mais tolérante et ouverte.
En assumant la direction des affaires du pays, la «troïka» au pouvoir, dominée par Ennahdha, s’est engagée à œuvrer en vue de la réalisation des aspirations du peuple telles que les a portées notre jeune Révolution. Or plus le temps passe, plus il apparaît clairement que la dynamique révolutionnaire est détournée de ses objectifs originels.
Pour déterminer si le gouvernement actuel s’est comporté en garant ou en usurpateur de la Révolution, il suffit de procéder à une évaluation de ce qui a été accompli par rapport aux engagements pris, donc de dresser un bilan provisoire de l’action gouvernementale, non pas sur le plan socio-économique, ce qui serait prématuré, mais sur celui des orientations politiques qui se dessinent nettement déjà.
Considérons des points de repère évidents tels que la liberté d’expression et de la presse, l’indépendance de la justice, la politique sociale, et l’indépendance nationale. Et, surtout, ne perdons pas de vue le fait que la politique suivie par le gouvernement à ces différents niveaux, était censée préfigurer l’esprit et les orientations de la nouvelle constitution.
Indépendance des médias
Plusieurs incidents ont déjà ébranlé la confiance de beaucoup de Tunisiens et suscité une méfiance croissante quant aux vrais desseins du parti Ennahdha dans ce domaine. On peut apprécier de diverses façons la diffusion de ‘‘Persépolis’’ ou la publication d’un nu par un journal, mais la majorité des Tunisiens condamne énergiquement les réactions disproportionnées du pouvoir et des «justiciers» salafistes qui sévissent dans nos rues, sur nos routes, dans nos lycées et nos universités.
Vouloir remettre en question la liberté d’expression et de la presse, sous prétexte qu’un journal a outrepassé ses droits par la publication d’une image qui peut choquer les plus conservateurs d’entre nous, serait quand même une violation du principe de liberté que le gouvernement s’est engagé à protéger et à promouvoir. A cet égard, la liste des journalistes régulièrement agressés ou menacés continue de s’allonger.
En Angleterre, berceau de la démocratie, et pays des libertés, où certains de nos dirigeants islamistes d’aujourd’hui ont trouvé asile à l’époque de la répression, on disait il y a plus de trois siècles déjà, durant la phase décisive de ce qu’on appellerait aujourd’hui le «processus de démocratisation» de la vie politique : «vouloir supprimer la liberté en raison d’une petite faute commise au nom de la liberté, c’est comme vouloir amputer quelqu’un d’une jambe pour le soulager d’une douleur à l’orteil». On disait également qu’un gouvernement qui redoute la liberté de la presse est un gouvernement qui a des choses à se reprocher.
Prélude au musellement possible de la télévision nationale, des manifestations d’une spontanéité douteuse dénoncent aujourd’hui la partialité de cette maison, précisément au moment où un large public reconnaît et se félicite de son objectivité et de sa neutralité politiques. Cela nous amène à en déduire que le gouvernement ne veut pas de médias vigilants, capables d’alerter l’opinion dès que ses engagements sont contredits par la politique qu’il mène. Le gouvernement a-t-il résolu de bâillonner les médias, verrou important à faire sauter, avant de se défaire tranquillement de ses autres engagements ?
Indépendance de la justice
C’est précisément à l’occasion d’attaques contre la presse que s’est révélée (ou confirmée) de la façon la plus alarmante le manque de cohésion et la malléabilité de l’institution judiciaire et donc le risque d’instrumentalisation de celle-ci. L’exclusion des journalistes de la salle d’audience dans le cas du procès de la chaîne Nessma ainsi que la décision d’incarcérer le directeur du journal ‘‘Ettounissia’’ prise par le procureur général en vertu d’une loi héritée du système répressif de Ben Ali, sans doute après consultation du gouvernement, en dit long sur le chemin qui reste à faire pour que tous les organes du pouvoir judiciaire se libèrent de l’emprise du pouvoir exécutif pour s’assumer en tant que pouvoir indépendant et contre-pouvoir.
La collusion du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire, notamment dans les procès politiques, conduit inévitablement, comme naguère, à la tyrannie. Il convient d’ajouter que l’instrumentalisation de la justice en vue de faire taire les médias constitue une immixtion double et simultanée, ainsi qu’une double atteinte à l’indépendance des médias et à celle de la justice elle-même.
Par ailleurs, l’opinion publique tunisienne continue de s’impatienter et de s’interroger sur les raisons de la lenteur et des atermoiements qui entravent le déroulement normal des procès politiques liés à la répression, aux crimes politiques, à la corruption et aux détournements des deniers publics dont le régime de Ben Ali s’est rendu coupable.
De l’avis général, la justice postrévolutionnaire n’a pas été à la hauteur des attentes des citoyens. Bien au contraire, les procédures judiciaires demeurent, comme naguère, tributaires des décisions de l’exécutif, lesquelles à leur tour sont soumises aux pressions de certains pays étrangers qui ont accordé asile et protection aux mafieux de l’ancien régime.
Est-il concevable que le fonctionnement de la justice dans la Tunisie postrévolutionnaire soit tributaire non seulement des décisions du gouvernement, mais, à travers lui, du bon vouloir de certains pays «amis» ?
La politique sociale
La hausse vertigineuse du chômage parmi les jeunes s’était avérée être le détonateur principal du soulèvement populaire qui a précipité le départ de Ben Ali et de la horde de mafieux qui avaient fait main basse sur le pays. Or, depuis la Révolution, la situation sociale a empiré. Il serait bien sûr injuste d’imputer cette aggravation au seul gouvernement actuel ou à ceux qui l’ont précédé depuis janvier 2011.
Le climat d’insécurité et d’instabilité qui a suivi la Révolution, ainsi que les incidences aggravantes de la révolution libyenne sur notre pays, n’ont pas permis une reprise rapide de l’activité économique, seule susceptible d’infléchir la courbe du chômage. Peut-être l’impatience plus ou moins justifiée des chômeurs eux-mêmes et qui s’est traduite par des sit-in et des violences, a-t-elle contribué à la dégradation d’une situation déjà alarmante. En revanche, ce que l’on peut légitimement reprocher au gouvernement actuel c’est de n’avoir pas su tirer parti de l’amorce d’un retour de la sécurité et d’une très légère tendance à la reprise économique, enregistrées vers la fin du mandat du gouvernement de Béji Caïd Essebsi.
La raison avancée par le gouvernement actuel pour expliquer la lenteur de la reprise économique et, par voie de conséquence, l’absence de progrès sur le plan social, serait l’hostilité des oppositions et des médias qui voudraient selon lui faire échouer ses efforts dans ces domaines vitaux. Rien n’est moins vrai. Quelles oppositions ou quels médias responsables voudraient voir s’aggraver une situation déjà catastrophique, quel que soit le parti aux commandes. Personne n’a rien à y gagner. Le parti Ennahdha n’a d’ailleurs aucun intérêt à avancer ces accusations sans fondement pour expliquer cette détérioration. N’a-t-on pas crié au complot, tout dernièrement, sans en fournir les preuves ? Comment ne pas suspecter le gouvernement de vouloir se donner là un prétexte, par exemple, pour bâillonner les medias ? Ce serait l’argument du loup face à l’agneau de La Fontaine : le prétexte comme prélude à la prédation. Mais les médias ne sauraient être l’agneau de la fable.
Le gouvernement n’a-t-il pas accusé ces médias de projeter une image délibérément négative de la Tunisie, pour expliquer la crise que traverse le tourisme en Tunisie, thèse accréditée, semble-t-il, par l’ambassadeur d’Allemagne en personne. Et même le représentant des hôteliers tunisiens au micro d’une radio FM, habituellement éclairante, soutenait, il y a quelques jours, sans être le moins du monde contredit par la journaliste, que les origines de la crise du tourisme remontent à il y a 10 ans ou plus et que tout le problème est lié à une communication inadéquate. La langue de bois est-elle de retour sur nos ondes FM ? Cette personne oublie que la crise du tourisme est essentiellement due au climat d’insécurité que font régner en particulier les agissements des salafistes extrémistes, et des jihadistes parmi eux.
Les incidents survenus à Bir Ali Ben Khalifa et à la frontière avec la Libye, ainsi que la circulation d’armes introduites illégalement dans le pays, ne sont pas de nature à encourager les touristes à revenir chez nous. Le ministre de l’Intérieur lui-même n’a cherché ni à minimiser ces incidents, ni à nier les liens des assaillants abattus avec l’organisation Al-Qaida, pendant qu’au même moment certains prédicateurs les célébraient comme des martyrs. En réalité, la seule mention d’Al Qaida décourage les plus insouciants et les plus téméraires des visiteurs étrangers.
Pour que les touristes reviennent, il faut que le gouvernement fasse régner la loi dans le pays, sans exception et sans ménagement pour quiconque, en dehors de tout calcul politicien périlleux, voire suicidaire. La fragilité du secteur touristique est hélas telle que nos hôtels sont désertés dès le premier coup de feu, dès la moindre manifestation salafiste dans les zones touristiques. Et il y en a eu.
Il en est du tourisme comme de l’activité industrielle et de l’investissement. La sécurité, la stabilité et le règne de la loi leur sont indispensables. Et ceux-ci relèvent en premier lieu de la responsabilité du gouvernement qui doit rétablir l’ordre républicain, faute de quoi la situation socio-économique continuera de se dégrader.
Toujours dans le domaine social, le conflit qui oppose le gouvernement à l’Ugtt, la prestigieuse centrale syndicale, suscite des inquiétudes sur les intentions du gouvernement quant à la coexistence, souhaitable dans toutes les démocraties, de l’exécutif et d’un syndicalisme fort, garantie nécessaire pour plus de justice sociale.
Depuis l’indépendance, l’Ugtt a survécu aux tentatives d’assujettissement aux gouvernements qui se sont succédé. Habib Achour et Bourguiba ne faisaient pas toujours bon ménage et, malgré les compromissions de certains de ses chefs, la centrale syndicale a su préserver, contre vents et marées, ce minimum d’autonomie lui permettant de s’acquitter de ses obligations vis-à-vis du monde du travail. Et, comme le dit son secrétaire général actuel, les gouvernements, ainsi que les régimes politiques tombent et passent, mais l’Ugtt demeure.
Ainsi, au lieu de laisser couvrir la Place Mohamed Ali d’ordures en réaction à l’opiniâtreté des éboueurs en grève (geste plus immonde que les immondices dont les auteurs ont voulu souiller ces vénérables lieux), le gouvernement aurait mieux fait de privilégier, par la négociation, une sortie de crise honorable.
A suivre