Vouloir décrocher la Tunisie de son espace euro-méditerranéen serait une erreur fatale et dommageable pour l’avenir et intérêts vitaux de notre pays.

Par Rachid Merdassi*


Un an après la révolution, les Tunisiens se regardent dans le miroir et prennent peur. L’idéal révolutionnaire a transformé leur rêve démocratique en cauchemar morbide avec le sentiment d’avoir le pistolet de l’intégrisme islamiste en permanence sur la tempe.

Leurs symboles de souveraineté nationale les plus sacrés, à savoir leurs drapeau et hymne nationaux, ciments de leur unité et cohésion sociale, ont été profanés et remis en question et le statut de la femme qui a fait notre particularité dans le monde arabe et notre fierté est désormais la proie aux menaces et incertitudes  découlant même de l’attitude équivoque des constituantes «nahdhaouies» au sein de l’Assemblée constituante.

Un autre pilier de notre souveraineté nationale, à savoir les Affaires étrangères, est devenu lui aussi un sujet de préoccupation eu égard à son impact direct sur le devenir économique et politique de notre pays.


Hamadi Jebali et Manuel Barroso.

Un coup de barre à l’Est sous l’impulsion de la «troïka»

Il n’est plus un secret pour personne et encore moins pour nos voisins de l’ouest et alliés occidentaux que la politique étrangère tunisienne a pris un coup de barre à l’Est sous l’impulsion de la «troïka» (la coalition tripartite au gouvernement) pour ne pas dire Ennahdha qui la domine.

Le ballet de visites officielles d’envoyés européens, officiellement perçu comme étant un soutien à notre démocratie naissante, n’est en vérité que l’expression d’une inquiétude et d’un scepticisme, voire d’un agacement poli de plus en plus perceptible chez nos voisins du nord et qui commence à trouver son écho dans les médias et commentaires des analystes politiques.

Il est indéniable que les nouvelles orientations et frémissements de notre diplomatie sont devenus un sujet de suspicion et d’inquiétude pour les chancelleries européennes en particulier et par extension pour leurs gouvernements et ce pour plusieurs raisons objectives.

D’abord, la Tunisie a toujours constitué, aux yeux de l’Europe, et ce depuis l’antiquité, un enjeu géostratégique, économique et culturel par lequel toutes sortes d’échanges entre l’Europe, l’Afrique et l’Orient se sont effectuées.

Ensuite, des liens et des affinités de civilisation et de culture ont fini, à travers les siècles, par créer entre notre pays et l’Europe une interdépendance indéfectible qui ne saurait s’accommoder d’un quelconque changement unilatéral de cap, particulièrement en cette période cruciale que vit notre région et qui nécessite un resserrement des liens politiques eu égard aux multiples défis sécuritaires, menaces terroristes et immigration clandestine.


Hamadi Jebali et Herman Van Rompuy.

Par ailleurs, la Tunisie est une des pièces maîtresses, au cœur de la politique européenne de voisinage et du dispositif de coopération sécuritaire européen en Méditerranée occidentale et de ce fait tout déviationnisme à une telle doctrine serait considéré comme une ligne rouge à ne pas franchir et qui pourrait se traduire par des représailles économiques et financières, voire une remise en cause de nos accords de coopération, même si ces accords nous lient a l’Union européenne pour une durée illimitée et que leur mise en application a rendus irréversibles :

⁃ mars 1969 : signature du premier accord commercial UE-Tunisie ;

- avril 1976 : signature du premier accord de coopération avec l’Union européenne (UE), s’ouvrant pratiquement à tous les domaines et combinant trois volets : un régime privilégié pour les échanges commerciaux, une coopération économique et financière et un volet social portant sur les problèmes de l’immigration ;

- avril 1979 : ouverture de la Délégation de la Commission européenne en Tunisie ;

- 1980 : 1er protocole financier d’un montant de 95 millions d’écus (100 millions de dinars) : 15 millions d’écus sous forme de dons, 39 millions d’écus sous forme de prêts spéciaux et 41 millions d’écus de prêts de la Banque européenne d’investissement (Bei) ;

- 1992 : 4e et dernier protocole financier et mise en place de la politique méditerranéenne rénovée ;

- 1995 : signature de l’Accord d’Association Tunisie-UE ;

- 1998 : entrée en vigueur de l’Accord d’Association ;

- 2006 : adoption du Plan d’action voisinage UE-Tunisie ;

- 2008 : entrée en vigueur de la zone de libre-échange UE-Tunisie pour les produits industriels ;

Quoi de plus prémonitoire que cette citation de Jean Gionot qui s’opposait déjà avec vigueur à cette révision de l’histoire : «Ce n’est pas par-dessus cette mer que les échanges se sont faits, c’est à l’aide de cette mer. Mettez à la place un continent et rien de la Grèce n’aurait passé en Arabie, rien de l’Arabie n’aurait passé en Espagne, rien de l’Orient n’aurait passé en Provence, rien de Rome à Tunis. Mais sur cette eau, depuis des millénaires, les meurtres et l’amour s’échangent et un ordre spécifiquement méditerranéen s’établit».

C’est bien d’une crainte d’un révisionnisme de cet ordre qu’il est aujourd’hui question et qui est en train d’ouvrir la voie à l’aventurisme en matière de politique étrangère.

Agir d’une manière responsable

Vouloir décrocher la Tunisie de son espace euro-méditerranéen serait non seulement une erreur fatale et dommageable pour l’avenir et intérêts vitaux de notre pays mais remettrait en cause également toute la genèse des relations privilégiées, d’héritage historique, culturel et de complémentarité géographique entre les peuples des deux rives.

La Tunisie postrévolutionnaire doit agir d’une manière responsable en cette période cruciale de son histoire méditerranéenne en se montrant à la hauteur et d’une manière décomplexée, des espérances politiques d’une Union Européenne qui voit en elle un allié stratégique face à l’instabilité qui secoue notre région, la montée des idéologies extrémistes, du terrorisme et leur lot de malheurs pour les populations des deux rives.

La «troïka», pour ne pas dire Ennahdha, va vite en besogne et se trompe de calcul si elle croit que le concept d’un monde multipolaire est devenu une réalité tangible et, croire que la nouvelle donne géostratégique a basculé en faveur de nouvelles puissances émergentes au détriment des Etats Unis et de l’Europe serait pure perversion des réalités et un dérapage dangereux pour notre devenir et intérêts vitaux du court et moyen termes.


Catherine Ashton et Hamadi Jebali.

Se complaire dans ce genre de raisonnement et de certitude relève d’une méconnaissance des vrais rapports de forces économiques, financiers et politiques et capacités de réactivité des Occidentaux face à toute tentative de suprématie ou de dépassement de la part de supposées puissances émergentes qui n’ont prospéré que grâce aux vertus du libéralisme occidental, à l’exploitation inhumaine de leurs propres populations, en l’absence de toute législation sociale et syndicats et au libre accès de leurs marchandises à un marché affranchi de toute contrainte protectionniste majeure.

NB : Cet article n’émane pas d’un expert en politique étrangère, il est à considérer tout simplement comme étant un acte citoyen.

* Indépendant.