Zouheir Jamoussi* écrit – Les islamistes tunisiens proposent un autoritarisme de droit divin, reposant sur le wahhabisme, à introduire dans la constitution pour sceller un arrimage de notre pays à certains pays du Golfe.
Je ne crois pas trahir l’esprit de la Révolution en incluant parmi les principes devant présider à l’édification d’une Tunisie démocratique et libre, celui de l’indépendance du pays dans ses positionnements sur la scène internationale.
L’indépendance nationale en question
Mieux et plus vite que les autres pays ayant accédé à l’indépendance entre 1956 et 1960, la Tunisie s’était émancipée véritablement de son ancien colonisateur, en rompant d’emblée tous les liens susceptibles d’entraver son indépendance en matière de politique étrangère. Sa ferme adhésion au mouvement des Non-alignés, fondé en 1955 à Bandung (Indonésie) par Nehru, Sukarno, Tito et Nasser, n’avait connu aucune défaillance majeure.
La Tunisie avait même eu une approche particulièrement prudente vis-à-vis du panarabisme irréfléchi et inconditionnel que Nasser et son dauphin autoproclamé Kadhafi persistaient à vouloir imposer, malgré l’échec de leurs nombreux projets d’union. En effet, la Tunisie opposait à ces méthodes coercitives sa préférence pour un processus d’union par étapes, même dans la réalisation de l’union des pays du Maghreb.
A cet égard, le plaidoyer du président Moncef Marzouki pour l’union totale et quasi-immédiate des pays du Maghreb rappelle l’enthousiasme et l’irréalisme des belles mais vaines envolées des partisans du panarabisme inconditionnel et immédiat des années 1960 et 1970. Mais si on peut pardonner cet excès d’enthousiasme chez un président peu rompu à la gestion des dossiers internationaux, en revanche, on accepte moins volontiers l’alignement prôné par notre gouvernement actuel dans nos relations avec certains pays du Golfe, alignement qui porte atteinte à notre indépendance nationale, laquelle nous avait valu le respect du monde entier dès le début des années 1960.
Que nous propose le gouvernement actuel dominé par le parti Ennahdha ? En fait, rien de moins qu’un arrimage politique à un satellite en orbite autour de la planète Amérique, «une micro-monarchie» du Golfe, selon les termes utilisés par le journal ‘‘Le Monde’’ (25/2/12), qui pratique, toujours selon ce quotidien, une «business-diplomatie tapageuse» et qui s’est mis en tête d’acheter un parti ou, pourquoi pas, un pays, comme on achète un club de foot. L’indépendance de la Tunisie serait-elle à adjuger au plus offrant ?
Il s’agit, entre autres nouveautés, de nous faire adhérer à un pseudo-panarabisme, voire un panislamisme de division, consacrant des clivages qui nuisent aux intérêts à long terme du monde arabo-musulman. Il est question, par exemple, d’amener l’opinion publique arabo-musulmane à focaliser non pas sur le conflit israélo-palestinien, mais sur l’Iran et sur ses ambitions nucléaires, le tout sur fond d’hostilité croissante entre chiisme et sunnisme dans l’ensemble du Moyen-Orient.
Parmi les hypothèses émises par les medias internationaux et qui restent à vérifier, l’Arabie Saoudite pourrait même autoriser l’Etat hébreu à utiliser son espace aérien pour aller bombarder les installations nucléaires iraniennes, et ce, tenez-vous bien, pour préserver, disent-ils, l’équilibre des forces au Moyen-Orient, c’est-à-dire permettre à Israël, qui s’est doté d’un arsenal nucléaire capable de détruire l’ensemble du monde arabe, de garder l’exclusivité de l’arme atomique et maintenir sa suprématie militaire écrasante dans la région.
Tel est en effet le vœu officiel des Etats-Unis et, en particulier, celui des ultraconservateurs américains, dûment encouragés et soutenus par le puissant lobby sioniste, l’Aipac.
Entretemps, Israël peut continuer tranquillement d’étendre sa colonisation des territoires palestiniens occupés de manière à étouffer dans l’œuf tout projet de création d’un Etat palestinien et de parachever la judaïsation déjà très avancée d’Al-Qods, troisième lieu saint de l’islam.
Certes, le Qatar a tenu tout dernièrement une conférence pour la sauvegarde du caractère arabo-musulman de Jérusalem-Est, mais il est permis de douter de l’efficacité de telles réunions. Depuis des décennies, le Comité Al Qods n’a rien pu faire pour y endiguer la colonisation israélienne rampante. Ainsi, cette conférence tenue au Qatar n’aura même pas eu le mérite de mettre un terme aux spéculations qui vont bon train à Tunis quant au projet de normalisation avec Israël, si cher au Qatar.
A cet égard, la politique du gouvernement actuel concernant les événements tragiques que connaît la Syrie s’inscrit dans cette nouvelle stratégie globale. Le renvoi de l’ambassadeur syrien accrédité à Tunis (de surcroît absent depuis longtemps de la capitale) est une décision qui déroge aux règles traditionnelles de prudence, de retenue et de modération suivies jusque-là par la diplomatie tunisienne. Concernant ce même dossier, l’échec relatif de la conférence des Amis de la Syrie organisée conjointement par la Tunisie et le Qatar, tient sans doute aux divergences entre le gouvernement et la présidence de la République quant aux objectifs de cette conférence.
Par un bon reflexe, qui a pris par surprise les participants, le président de la république, en refusant de jeter de l’huile sur le feu, a détourné la conférence de son but initial qui était de fournir des armes à l’opposition syrienne. Le Qatar n’en a décidément pas pour son argent.
En résumé, on peut dire que tout ce qui a été entrepris par le gouvernement dans les domaines que nous venons de passer en revue, donne à penser que la révolution est confisquée et détournée par un parti que les élections ont placé dans la position d’en être le garant.
Comme nous l’avons dit plus haut, la politique préconisée durant la période allant des élections d’octobre 2011 à l’adoption d’une nouvelle constitution devait, par anticipation, refléter l’esprit de ce que serait cette constitution. Celle-ci devait concrétiser les aspirations populaires exprimées durant la Révolution, qui n’est, rappelons-le, l’œuvre d’aucun parti, puisque le soulèvement n’avait aucune coloration partisane ou religieuse particulière.
Les lignes directrices et les orientations de la nouvelle constitution étaient établies bien avant les premières élections. Il était par conséquent normal que le gouvernement issu de ces élections, quelle qu’en fût la composition, se soit engagé à se conformer à la volonté du peuple exprimée lors de son soulèvement. Engagement non tenu : la politique suivie depuis l’entrée en fonction du gouvernement actuel suscite les plus vives inquiétudes et fait craindre une confiscation de la Révolution et une trahison des engagements pris envers ceux qui ont payé de leur vie pour la faire triompher.
Etant donné que le défi majeur est désormais l’élaboration de la constitution, le parti Ennahdha, se prévalant d’un succès électoral relatif, exige une constitution taillée à sa mesure lui permettant de mettre à exécution son projet d’ «islamisation» de l’Etat.
Une constitution de droit divin ?
La volonté manifestée par le parti Ennahdha durant la campagne électorale de 2011 de scinder arbitrairement le peuple tunisien en deux, les religieux et les mécréants, selon une ligne de démarcation artificielle et fallacieuse, et de se présenter comme porteur d’une «Renaissance» de l’islam en Tunisie, ne laissait aucun doute quant à son projet constitutionnel véritable, et ce en dépit des démentis officiels. Comment sauver l’islam en Tunisie sans une refonte de la constitution dans le sens de l’«islamisation» définitive. Pourtant, à aucune étape du processus révolutionnaire, la question de la religion n’a fait l’objet de doléances particulières. Pourquoi ? Tout simplement parce que la fidélité de l’écrasante majorité du peuple tunisien à la tradition musulmane telle que transmise par ses ancêtres, sous l’autorité des chefs spirituels, ne faisait l’objet d’aucune contestation crédible.
L’insistance d’Ennahdha sur l’adoption de la chariâ comme la source principale, ou une des sources principales de la législation, consisterait à conférer à la constitution un caractère divin et à l’élever ainsi au niveau du sacré et de l’immuable.
En réalité, une telle constitution qui se veut «de droit divin» aurait deux incidences majeures : elle serait d’une part contraire aux règles de la législation en démocratie, qui relève de l’humain et qui est donc amendable, comme il est naturel qu’elle le soit, et d’autre part, elle poserait le problème complexe des divergences entre les interprétations de la parole de Dieu selon les différentes écoles du Fiqh. Cela reviendrait en réalité à incorporer dans cette constitution, le levain d’interminables querelles entre les différentes doctrines religieuses.
Il est à noter que «la démocratie» n’avait réussi à s’imposer définitivement en Angleterre, il y a trois siècles, qu’au terme d’une lutte acharnée entre les partisans de la monarchie de droit divin, pour qui le monarque était le représentant de Dieu sur terre, et, par conséquent, au-dessus du parlement élu et de ses lois d’une part, et les «démocrates» qui plaçaient le parlement et ses lois au-dessus de toute autre autorité. Ce que l’on peut déduire de cette lutte décisive, c’est que lorsque le divin s’introduit dans les rouages de l’Etat, la démocratie qui est le gouvernement du peuple en vertu des lois qu’il choisit, s’en trouve réduite à néant.
Il s’agissait en fait, pour les «démocrates» anglais, de substituer à une relation verticale Dieu/homme dans le gouvernement du peuple, une relation horizontale homme/homme. Ceux qui voulaient abolir la monarchie de droit divin (Jure Divino), soutenaient que les lois devaient être établies par l’homme et pour l’homme. Ils s’en remettaient donc à la sagesse et au discernement des hommes pour qu’ils s’autogouvernent en vertu de leurs propres lois. Ces lois étant d’origine humaine, elles n’étaient pas parfaites, mais amendables à volonté, selon leurs déficiences avérées ou en fonction de l’évolution des besoins de la société. Ainsi une loi était toujours amendable, même si le cadre général des règles morales et religieuses dans lequel s’opéraient les amendements demeurait inchangé.
Dans le cas de la Tunisie, le premier article de la constitution de 1959 établit l’islamité de la Tunisie, mais les lois votées par l’Assemblée Nationale s’appuyaient sur des sources juridiques diverses, les législateurs veillant naturellement à ce que les projets de lois soumis ne fussent pas en contradiction avec les préceptes de l’islam, et, au besoin, faisant appel aux autorités religieuses pour trancher. Cette constitution était compatible avec la démocratie.
L’autre inconvénient inhérent au projet d’Ennahdha est que l’inscription de la chariâ dans la nouvelle constitution serait, comme nous l’avons dit plus haut, un sujet de discorde et de luttes intestines.
En effet, quelle interprétation de la Parole de Dieu, et donc, quelle école du fiqh voudra-t-on privilégier ? Déjà, un parti qui se déclare favorable à l’inscription de la chariâ dans la nouvelle constitution insiste pour que les textes législatifs issus de la chariâ reposent sur la doctrine malékite (fiqh malékite) ainsi que sur l’ijtihad des oulémas de l’école de la Zitouna. La chariâ oui, disent-ils, mais la chariâ en vigueur depuis des siècles en Tunisie. Et le wahhabisme alors ? Qu’en penseraient les bailleurs de fonds saoudiens et qataris ?
En fait, ce que les islamistes tunisiens proposent n’est ni plus ni moins qu’un autoritarisme de droit divin, reposant sans doute sur le wahhabisme, à introduire dans la constitution pour sceller un arrimage politico-religieux de notre pays avec certains pays du Golfe, condition nécessaire à l’instauration du «VIème Califat». Iront-ils jusqu’au bout de ce projet insensé ?
Les dernières affirmations de certains dirigeants d’Ennahdha laissent entrevoir un assouplissement au sujet de l’inclusion de la chariâ dans la constitution, mais s’agit-il encore d’une de ces fausses promesses auxquelles Ennahdha a habitué l’opinion publique ou tout simplement d’un repli tactique ? L’avenir nous le dira.
* Universitaire à la retraite.
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