Abdellatif Baltagi écrit – Pour comprendre le lien entre le politique et le religieux en islam, il convient de voir si le Coran contient un discours politique et passer en revue la manière dont il a été interprété par les théologiens musulmans.
Le rapport de l’islam et de la laïcité ne cesse d’agiter les esprits en Tunisie depuis plus d’un an mais cette problématique est-elle correctement abordée quand on constate que le débat est passionnel et dégénère souvent, allant jusqu’à l’excommunication des adeptes de la séparation de la religion et de l’Etat par les salafistes et au bannissement du terme de laïcité du vocabulaire des hommes politiques tunisiens ?
Ce texte tente de contribuer sereinement à ce débat ; il en rappelle d’abord les termes puis tente de définir le concept de laïcité, avant de faire un bref détour par l’histoire des idées dans l’islam pour situer la place de la raison dans cette religion et comprendre comment a pu être générée l’hostilité actuelle à l’égard de la laïcité ; il rappelle dans un deuxième temps le vécu des sociétés musulmanes et l’évolution des idées qui se fait jour parmi les réformateurs musulmans au cours des dernières années.
1- Les termes du débat :
L’image d’un islam qui, par essence, ne peut pas séparer la religion de la politique a été largement diffusée par certains orientalistes occidentaux tels que l’américain Bernard Lewis qui est devenu, dans les années 1980, le maître à penser d’un grand nombre de spécialistes de l’islam. Sa position peut se résumer ainsi : «L’islam est une religion particulièrement totale, totalisante, voire totalitaire, englobant et liant tout : le spirituel et le temporel, le politique et le religieux, le public et le privé. Il serait simultanément et indistinctement FOI («‘aqîda») et LOI (mot par lequel on traduit abusivement le terme «chariâ»), RELIGION («dîn») et ÉTAT («dawla»). Il ne comporterait pas de principes semblables à ceux qui, dans le christianisme, auraient permis la séparation du religieux et du politique. Il n’y aurait pas l’équivalent de «Mon royaume n’est pas de ce monde» et «Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu».
Bruno Etienne, spécialiste français de l’islam, disait, sur la foi de cette thèse : «séparer strictement religion et politique (...) est une idée totalement étrangère à l’islam qui ne saurait admettre la domestication (entendue ici comme réduction à la sphère privée)», en précisant que l’islam «comporte un principe de totalité» inconciliable avec le principe de laïcité car «la république laïque est aux antipodes de l’Umma (communauté musulmane)».
L’idéologie salafiste donne raison à ces orientalistes : ne prône-t-elle pas, depuis plus d’un demi siècle, un islam politique conçu comme :
- une religion («dîn») ;
- un système éthico-politico-juridique (le califat, l’imâmat ou l’État islamique) fondé sur la «chariâ» qui serait une loi révélée, intangible, immuable fixant une bonne fois pour toutes le statut de toute chose, et les règles qui doivent régir les rapports et les comportements individuels et collectifs de tous ceux qui se réclament de l’islam ;
- une communauté à la fois spirituelle et politique (la «’umma» présentée comme étant exclusivement «la communauté spirituelle et politique des musulmans» ou «le système politique sur lequel règne le souverain (Calife ou Imam)».
2- Comment définir la laïcité ?
Existe-il une conception unique de la laïcité dans un pays comme la France qui est souvent évoqué par les islamistes tunisiens comme étant la patrie de la laïcité qu’ils combattent ; on peut en douter car il existe, certes, deux conceptions minoritaires de la laïcité :
- celle qui considère la laïcité comme une idéologie du progrès issue de la «philosophie des lumières» ;
- celle qui conçoit la laïcité comme un combat contre l’église catholique, mais la conception qu’il faut retenir est celle qui considère la laïcité comme un corps de lois consacrant le principe de séparation du religieux et du politique (la loi de 1905 qui a mis en place la séparation de l’Eglise et de l’Etat et la constitution de 1946 qui a fait de la laïcité un principe constitutionnel).
La laïcité est ainsi un principe juridique simple qui exige que l’Etat, pour faire respecter les règles du «vivre ensemble», se doit d’être neutre vis-à vis des religions et de protéger chacune d’elle. La laïcité est, ainsi, un principe fondateur de la démocratie.
Si les islamistes tunisiens ne se sentent pas concernés par les deux premières conceptions de la laïcité car la philosophie des lumières n’est pas une référence pour eux et l’islam sunnite en particulier n’a pas d’église, ils ne peuvent nier du moins ceux parmi eux qui adhèrent à la voie démocratique le caractère juridique de la laïcité.
3- Que dit le dogme musulman ?
L’interrogation du dogme pour comprendre le lien entre le politique et le religieux nécessite d’analyser d’abord le Coran pour savoir s’il contient un discours politique et de passer en revue la manière dont il a été interprété par les théologiens et les penseurs musulmans :
- Le Coran et la tradition consacrée du Prophète Mohamed :
Les seuls versets du Coran qui ont, ou qui peuvent avoir, un rapport avec le politique sont les suivants :
- «Leur affaire est une question de consultation entre eux» (42/38) ;
- « Consulte-les au sujet de l’affaire», affaire devant être interprétée comme «l’affaire commune», ou la «chose publique» (3/159) ;
- «Obéissez à Dieu, à son Prophète et à ceux qui ont la charge de l’affaire parmi vous» (4/59).
Le dernier verset devrait être considéré comme étant l’équivalent pour les chrétiens de «Rendez à César ce qui revient à César, et rendez à Dieu ce qui revient à Dieu» dans la mesure où il a servi à sacraliser l’autorité (la religion n’ayant pas à remettre en cause le pouvoir en place).
Parmi les hadiths qui distinguent religion et questions séculières, il faut citer : «Pour ce qui est des affaires de votre religion, cela me revient ; pour ce qui est des affaires de votre monde ici-bas, vous êtes mieux à même de le savoir» et, «Je ne suis qu’un homme, si je vous ordonne quelque chose de votre religion, suivez-le. Si je vous ordonne quelque chose relevant de l’opinion, je ne suis qu’un homme».
4- Que disent les théologiens et les philosophes musulmans
Une dualité dans la lecture du Coran a existé dès le départ ; il faut en effet distinguer l’interprétation libérale du texte sacré et l’interprétation littéraliste.
A- L’interprétation libérale du texte est représentée principalement par les mouvements et les philosophes suivants :
- Les mutazilites : ce mouvement philosophique rationalisant né au deuxième siècle de l’hégire, qui a fait sécession avec la pensée dogmatique, appelle à la raison comme critérium de la connaissance religieuse, ce qui gêne les religieux qui ne peuvent plus imposer aux politiques leur interprétation du texte sacré, interprétation dont ils veulent garder le monopole. La doctrine des mu’tazilites fut battue en brèche au troisième siècle de l’hégire ;
- Ikhwan as-Safa (Frères de la Pureté) : la philosophie de ce mouvement de pensée, qui se s’est développé à Basra (Iraq) à la seconde moitié du IXe siècle, dans un contexte caractérisé par le triomphe des théologiens dogmatiques, est attachée à la pluralité et à la critique ; ses idées ont été combattues mais ont toutefois survécu puisqu’elles influencèrent les élites de l’Espagne musulmane ;
- les philosophes de Cordoue : Averroès (1126-1198) en est le représentant le plus remarquable – grand commentateur d’Aristote –, philosophe, médecin, juge, il a été d’un apport considérable à l’évolution des idées en Occident puisqu’il a sauvé de l’oubli l’héritage grec ; c’est à lui que l’on doit l’idée que deux vérités, la foi et la raison, ne peuvent pas être contradictoires ; ce qui revient à militer pour l’indépendance de la philosophie. La notoriété d’Averroès dans le monde musulman est restée très modeste, ses oeuvres ont été même brûlées sur la place publique quelques années avant sa mort.
B- L’interprétation littéraliste et dogmatique :
- le théologien Ibn Hanbal (IXe siècle) est l’ennemi juré des mu’tazilites. Sa thèse est que seule une lecture littérale du Coran permettrait le ralliement du plus grand nombre de musulmans à la vérité une et incontestable ;
- Ibn Taymiya (1263-1328), ancêtre de la pensée fondamentaliste, né juste après les dernières croisades et dans un contexte de destruction de Bagdad et d’invasion des Mongols ; ceci semble avoir nourri son engagement contre toute influence étrangère et en particulier contre la philosophie grecque en pays d’islam. Il développa les idées d’Ibn Hanbal en militant pour une lecture littéraliste du Coran en bannissant toute forme d’intercession entre Dieu et le croyant, en faisant des châtiments corporels ordonnés par le Coran le fondement du droit ; il accorde au jihad (guerre sainte) la même importance que la prière dans un de ses ouvrages («Siyasa») ; on peut considérer que ce théologien a d‘une certaine manière inventé la consubstantialité du politique et du religieux que d’aucuns croient appartenir à l’essence de l’islam ;
* la voix d’Ibn Taymya sera écoutée par Mohamed Ibn Abd el Wahhâb (1730-1792) qui fonda dans la péninsule arabique un courant idéologique dérivant de son nom «le wahhabisme» transformé deux siècles plus tard en dogme officiel de l’Arabie Saoudite et de plusieurs pays du Golfe ; ce courant reprend à son compte en les appauvrissant les deux thèses littéralistes qui l’ont précédé, celle d’Ibn Hanbal et celle d’Ibn Taymya.
* les salafistes contemporains : parmi eux deux idéologues méritent d’être mentionnés : Mawdûdi (1903-1979) et Sayyid Quotb (1929-1966).
Le premier (pakistanais) a conçu un système politique cohérent qui découle intégralement d’une interprétation erronée d’une phrase située dans un verset du livre saint «le Hukm n’est qu’à Dieu» que les exégètes ont toujours interprété comme «jugement de Dieu» et qu’il a assimile à souveraineté de Dieu appelant ainsi à la création d’une théocratie dans les pays musulmans - Mawdûdi a déclaré la guerre contre la démocratie puisqu’il n’y a plus de légitimité qu’en Dieu.
Alors que Mawdûdi veut seulement un passage pacifique au règne de Dieu, Sayyid Qotb (condamné à mort et exécuté du temps de Nasser) prône la guerre sainte pour mettre en place ce projet ; cette guerre sainte est à mener contre les ennemis intérieurs (les impies, les mauvais musulmans) tant qu’extérieurs ; pour lui tout doit disparaître sauf la parole de Dieu telle qu’elle est rapportée dans le Coran.
Le salafisme tel qu’on le voit se développer depuis le début des années 1970 est né de la rencontre entre la théorie de Mawdûdi relayée par Qotb et le wahhabisme et ce, à la faveur de l’échec du nassérisme et du panarabisme.
A suivre…