Abdellatif Baltagi écrit – Pour comprendre le lien entre le politique et le religieux en islam, il convient de voir si le Coran contient un discours politique et passer en revue la manière dont il a été interprété par les théologiens musulmans.
Il est certainement surprenant d’apprendre, pour beaucoup d’observateurs qui n’ont pas une connaissance précise de l’histoire musulmane que l’islam a connu la sécularisation tant du point de vue politique que sociologique.
5- L’histoire des sociétés musulmanes : un long vécu d’une sécularisation de fait
Olivier Roy reprend dans son livre ‘‘La Laïcité face à L’islam’’ les conclusions de la plupart des historiens qui affirment que «tous les pouvoirs en islam ont été séculiers ; à l’exception des trente premières années de l’hégire (période glorieuse pour les salafistes), il n’y a jamais eu de théocratie. Sultans, émirs, généraux et présidents ont pris le pouvoir dans des logiques parfaitement temporelles et se sont contentés de négocier leur légitimité avec un corps d’oulémas (docteurs de la religion) plus ou moins domestiqués, à qui ils ont concédé la gestion du statut personnel, se réservant le droit positif, etc.
La confusion politique-religieux a eu une vie très courte et elle a été mise en œuvre par les compagnons du prophète Mohamed qui se sont succédé à la tête de la communauté des musulmans.
Ainsi, la grande tradition historique en islam est la séparation des deux pouvoirs politique et religieux, mais avec mise sous tutelle du religieux par le politique.
Olivier Carré, dans son livre ‘‘l’Islam laïque’’ s’inscrit aussi en faux contre la thèse courante consistant à opposer un christianisme «par origine et essentiellement apolitique» portant en germe «l’évolution laïque et individualiste des sociétés occidentales actuelles», à un islam «indissociablement et à jamais religion et État, spirituel et temporel sans distinction», bref, théocratique…
Il met en évidence une «tendance quiétiste en politique et donc d’une séparation des pouvoirs» dans la pensée musulmane comme dans la pensée chrétienne : il oppose cette tradition en islam à «l’orthodoxie déviante» de «l’islam mondial officiel» de nos jours, engagé dans une surenchère avec les mouvements islamistes les plus radicaux.
Si l’on revient à la situation politique actuelle des pays musulmans, on peut noter qu’à part les pétro-monarchies du Golfe arabo-persique sans séparation, même formelle, des pouvoirs, il existe une grande diversité de régimes politiques pratiquant souvent un sécularisme avec prééminence d’un pouvoir exécutif fort.
Deux régimes relativement plus évolués existent :
- la Turquie, officiellement laïque, est pourtant dirigée par un parti islamo-conservateur, ce pays doit ses institutions aux législations séculières inspirées des codes et des modèles européens dont en particulier le jacobinisme français et le code suisse qui avaient les faveurs de Mustapha Kémal ;
- l’Indonésie, pays musulman le plus peuplé qui, ayant hérité du système des piliers des Pays-Bas, a préservé constitutionnellement la diversité des cultures religieuses qui le composent.
6- La position des réformateurs musulmans
Les positions les plus significatives sont celles de :
- Ali Abd ar Raziq shaykh d’el Ezhar (1888-1966) qui a été un des pourfendeurs de la confusion entre la politique et le religieux que le mouvement des Frères Musulmans a cherché à remettre à l’ordre du jour ; ce théologien s’attaqua dans un livre célèbre publié en 1926, ‘‘L’islam et les fondements du pouvoir’’, au mythe du califat ; en se référant au Coran et à la tradition, il affirmait «qu’aucun principe religieux n’interdit aux musulmans d’édifier leur système de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison et sur la base des systèmes dont la solidité a été prouvée, ceux que l’expérience des nations a désignés comme étant les meilleurs» ;
- de nouveaux théologiens ou penseurs tels que Arkoun, Sorouch, Kadivar, Abou Fadl, Talbi qui cherchent à rendre à la religion son autonomie par rapport aux pouvoirs établis de manière à permettre la réhabilitation d’une lecture plus libre du texte sacré ; ils considèrent le pouvoir comme n’étant plus le défenseur de l’islam mais comme l’acteur de sa fossilisation. Le réformisme pour ces nouveaux théologiens suppose la séparation du politique et du religieux moins pour sauver le politique du religieux (comme en France) que pour sauver le religieux du politique et rendre au théologien comme au simple croyant leur liberté. Ces réformateurs pensent qu’il faut sortir de l’utilisation idéologique des textes et que les questions de démocratie, de laïcité, de droits de l’homme doivent être traitées au niveau de la société civile.
Pour ces penseurs modernes, la question de la compatibilité de la chariâ et du droit moderne ne se pose plus, «le sens devant l’emporter sur le mot et le spirituel sur le littéral».
7- Conclusion
Il apparaît, à travers l’histoire de l’islam que chaque fois que les sociétés musulmanes se sont senties en difficulté, les théologiens fondamentalistes se sont arrogés le droit d’apparaître comme étant les sauveurs en s’opposant aux thèses des innovateurs et en appelant au strict respect du texte, quittes d’ailleurs à en déformer eux même le sens.
Les chefs politiques ont à plusieurs reprises (époque abbasside et Espagne musulmane) eu le courage de soutenir les innovateurs ; néanmoins, chaque fois que ces chefs se sont sentis en difficulté et avaient besoin du soutien populaire – ils ont lâché les innovateurs pour soutenir leurs adversaires (les fondamentalistes) ; l’histoire musulmane est ponctuée d’autodafés de livres, d’excommunication («takfir») et même parfois d’assassinats de libres penseurs («zendiq» étant le terme consacré pour les désigner).
Au moment où la société tunisienne aspire à fonder sa démocratie sur des règles de cohésion sociale favorisant le vivre-ensemble fondé sur le dialogue, le compromis, peut-elle tolérer l’inscription de la chariâ comme référence pour les lois dans sa constitution comme l’exigent les salafistes ; peut-elle tolérer une dérive qui va jusqu’à nier les principes fondateurs de la démocratie et à créer une quasi guerre civile entre Tunisiens qui ont un besoin impérieux de rester unis pour affronter les défis redoutables auxquels ils sont confrontés ?
Les Tunisiens sont-ils condamnés à faire un retour en arrière et à nier la séparation naturelle entre le politique et le religieux que la plupart des sociétés musulmanes ont vécu de fait ?
Lire aussi :