Quinze mois après la fuite précipitée du tyran, six mois après les élections dont nous connaissons tous l’issue et trois mois après la mise en place des trois centres du pouvoir provisoire, quel spectacle nous offre la Tunisie aujourd’hui ?

Par Mohamed Fadhel Mokrani


Le 14 janvier 2011 semblait être pour des millions de Tunisiens, toutes tendances confondues, le couronnement d’une lutte implacable contre la dictature, la marginalisation et la misère. Le départ de Ben Ali paraissait enfin ouvrir aux Tunisiens des portes qu’on pensait à jamais fermées et qui ouvraient sur les voies illuminées des libertés, de la dignité et de la justice.

De la joie à la colère

Les voix enrouées des milliers de jeunes qui criaient, sans relâche, depuis des semaines, leurs revendications et leur colère, s’éclaircissaient miraculeusement et semblaient tout à coup profiter de la grâce divine qui remplissait l’atmosphère et qui finissait par convaincre plus d’un que la Tunisie était toujours touchée par la baraka divine.

Ces jeunes, filles et ces jeunes garçons, se ressemblaient. Ils étaient heureux, le sourire radieux, les yeux écarquillés et étincelants, l’air de crier au monde que la jeunesse tunisienne l’a accomplie, cette révolution. Non, la liberté et la démocratie n’étaient pas la propriété exclusive de l’Occident. Nous aussi, on était aptes à les revendiquer et à les mériter. Ils étaient rassemblés, unis et solidaires. Ils étaient d’authentiques Tunisiens.

Aujourd’hui, le paysage est tout autre. Les visages se referment, les regards se couvrent de ce voile de gravité des mauvais jours et l’optimisme affiché la veille cède la place au pessimisme et à la colère.

Ils découvrent médusés, que leur beau rêve n’était qu’un cauchemar. Il leur faut désormais admettre qu’il existe plusieurs Tunisie, que les Tunisiens ne se ressemblaient point et que la baraka n’avait rien de divin. Le pays semble se disloquer, se démembrer, partir dans tous les sens.


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Une ligne médiane divise le pays

Le Tunisien découvre avec stupéfaction la misère de ses compatriotes de l’intérieur. Il prend acte de l’absence et de la précarité des infrastructures dans les zones non côtières. Il est effrayé par les querelles entre villages voisins et carrément tétanisé par la résurgence de l’«ârouchia» (tribalisme). Les barrages établis sur les voies de communication le gênent et les sit-in et les grèves le scandalisent. De jour en jour, il découvre qu’une ligne médiane divise la Tunisie du nord au sud. Il y a les Tunisiens de la côte et ceux de l’ouest et du sud.

Maintenu depuis l’éternité dans le statut d’ouaille soumise et jamais maître de son sort, le Tunisien apprend à se connaître, à se découvrir. Ces derniers mois, il accomplit son parcourt exploratoire à pas de course. Nouvelle révélation, les Tunisiens ne sont pas tous pareils, ils sont fidèles ou «kafir». Une partie de la population est frappée par l’anathème alors que l’autre bénéficie des faveurs du seigneur. Même avec leur révolution, ils n’iront pas tous au paradis. En attendant, la Tunisie est de nouveau coupée en deux et la réprobation s’abattra sur tous ceux qui ne rangent pas sous le toit de la chariâ.

Nouveau constat, les Tunisiens ne s’habillent plus de la même manière. Certains se vêtent d’un «qamis» saoudien, d’une «ârraguiya», d’un costume afghan et portent des barbes drues. Les femmes, elles, portent le niqab, le voile intégral, et, si elles le désirent, le burqa. Les autres se contenteront de leurs accoutrements habituels et les femmes s’abstiendront, désormais, de porter les mini-jupes et les robes. Même en pantalon, elles jugent prudent de foutre un foulard islamique sur la tête, histoire de tromper l’ennemi. Notre «sefsari» (voile blanc des femmes) national et notre «jebba» traditionnelle font figure de justaucorps honnis, bons à jeter dans la poubelle de l’histoire de l’artisanat. La Tunisie est plurielle et les lignes de démarcation entre les uns et les autres se croisent et s’entremêlent.

La misère des uns, l’opulence des autres

Dans sa quête de lui-même, notre Tunisien découvre à quel point on lui a menti. Il était convaincu que la Tunisie était le pays le plus avancé du tiers-monde, où la pauvreté reculait le plus rapidement et où l’instruction était la plus performante. Il aurait juré que l’analphabétisme disparaissait à vue d’œil et que la croissance battait des records. Depuis une décennie la Tunisie avait rejoint les pays émergeants d’Asie et allait se placer au niveau des tigres du sud-est asiatique. Tout à coup, il découvre que 25% de ses compatriotes vivent sous le seuil de pauvreté et que le pays compte 750.000 chômeurs. Les images colportées des coins et des recoins du pays profonds dévoilent le degré de misère et de désolation de populations entières oubliées et vivant à l’âge de la pierre. Quelle ne fut notre désarroi devant l’indigence de nos compatriotes grelottant de froid et trempés jusqu’aux os sous les pluies diluviennes ! Quelle était notre incrédulité face au déluge qui a submergé des villes entières qui manquaient d’infrastructures et qui n’ont jamais intéressé un ministre ou un président.

Une autre faille se dévoile, celle de la misère des uns, face à l’opulence scandaleuse des autres. La Tunisie ouvrière des vallées inondées face à la Tunisie des marinas, des casinos et des hôtels cinq étoiles.

Une pépinière de l’extrémisme et de l’intolérance

La révolution s’affirme, non comme une délivrance, mais comme un miroir qui nous renvoie notre propre image. Pas la virtuelle mais la vraie, la réelle. Si l’analphabétisme se dissipe, l’ignorance s’implante. En l’absence d’une information et d’une culture positives, nos jeunes soumis au matraquage des chaînes satellitaires «religieuses» du Golfe, sont devenus crédules, maniables à souhait et submergés par des prédicateurs, meneurs dominants, usant et abusant du domaine public que nos tortionnaires leur ont légué. La culture n’aime pas le vide.

Livrés à ces prédateurs, une frange de la population, sans défense, démunie et fragilisée par l’indigence, le chômage et la solitude, cherche son salut dans les promesses de bonheur terrestre et de l’éternel repos en outre monde, que lui offrent, mille fois par jour, les discours et les «fatwas», mille fois répétés, des «savants». Les prêches et les serments enflammés des prédicateurs d’un autre âge, torturent les esprits, nivellent les crédos, aplatissent l’intelligence et écrasent le libre arbitre. Nos propres imams et fouqahas ont été, depuis longtemps, écartés ou bâillonnés. Nos vénérables mosquées mises sous surveillance policière et le peuple livré en pâture à ces nouveaux missionnaires. Le lavage de cerveau et le matraquage à grande échelle font leur effet et la multitude se transforme elle-même en pépinière de l’extrémisme et de l’intolérance.

L’exclusion et le fanatisme mènent à la décadence

Aujourd’hui, que reste-t-il de notre révolution ?

Nous revendiquons notre capacité à dissiper les nuages qui embrument nos esprits, par notre tolérance, par notre solidarité, par notre intelligence. Nous sommes Tunisiens musulmans, chrétiens, juifs, arabes et berbères et la liste est longue. C’est notre histoire qui nous le dit. Dans notre aire géographique, la Tunisie a toujours été un carrefour des civilisations, un point de passage de tous les peuples de la Méditerranée et même du Nord et du Sud. Nous nous caractérisons par la diversité ethnique, la diversité culturelle, sources de notre personnalité et de notre identité. Depuis quinze siècles, la grâce d’un islam tolérant et clément a marqué de son empreinte indélébile l’esprit et le mode de vie du tunisien, qui est une singularité dans notre monde arabe et musulman.

L’exclusion et le fanatisme n’ont jamais été, par définition, une forme de communication, mais le chemin le plus court qui mène à la décadence et à la destruction.

La Tunisie est comme une presqu’île, convoitée, enviée et toujours menacée. Nous sommes condamnés à nous entendre et à nous accepter mutuellement, loin de tout extrémisme. Conservons cette grâce, cultivons notre singularité et consolidons notre solidarité. Nous pourrons alors passer devant le miroir et ne pas avoir honte de voir notre image.