Le gouvernement issu de la «troïka» ne sera en mesure de tenir ses promesses qu’à condition de se doter d’instruments de politique économique crédibles et d’avoir une vision prospective.
Par Majdi M’hénni*
On ne peut nier que c’est essentiellement l’aggravation du chômage qui a fait monter les Tunisiens (et les Tunisiennes) sur les barricades en décembre 2010 pour réclamer leur «droit au travail». La suite logique des événements après la révolution du 14 janvier 2011 est que l’emploi devienne une priorité absolue pour les décideurs politiques. Cela n’a malheureusement pas été le cas, dans la mesure où nous avons eu droit à deux gouvernements successifs qui ont privilégié les politiques passives, notamment en indemnisant les chômeurs et ont consenti des hausses de salaires. Le moins que l’on puisse dire, c’est que de telles décisions ne favorisent guère l’emploi.
Alors que le taux de chômage augmente d’une manière inquiétante pour atteindre aujourd’hui les 18%, on est en droit de s’interroger sur la manière dont le gouvernement Hamadi Jebali compte gérer ce dossier ainsi que sur la marge de manœuvre dont il peut disposer.
Lors de son discours à l’Assemblée constituante, le Premier ministre a annoncé un effort de création de 25.000 postes d’emploi supplémentaires dans la fonction publique et un objectif de croissance de 4,5 % pour l’année 2012. Avec un peu plus de 80.000 nouveaux entrants sur le marché du travail prévus pour cette année et un potentiel de création d’environ 20 000 par point de croissance, les mesures préconisées sont censées ramener le taux de chômage à 17% – il était de 14,9 en 2010 – tout en permettant à l’économie tunisienne de renouer avec la croissance.
Même en adhérant à l’optimisme du gouvernement en place et en admettant que de tels objectifs sont soutenables, il s’avère que les mesures proposées ne peuvent, à elles seules, contribuer à la résolution du problème de l’emploi en Tunisie.
Hamadi-Jebali au Forum économique mondial
Natura non facit saltus (la nature ne fait pas de sauts)
Les propositions formulées par le gouvernement s’inscrivent dans la volonté de relancer avant de réformer, ce qui n’est pas erroné, car il est difficile de s’engager dans des politiques structurelles qui requièrent des moyens importants ainsi qu’une certaine stabilité, dans le contexte actuel marqué par le marasme et l’incertitude.
Cependant, c’est la perspective d’un avenir entaché d’un haut degré d’incertitude qui bloque, entre autres, la machine économique débouchant sur une spirale récessive qui touche l’investissement et la consommation.
Face à un tel état de fait, il convient de rassurer et la meilleure manière d’y parvenir est d’afficher une vue prospective portant sur le moyen et le long terme, faisant état de politiques économiques crédibles et d’objectifs bien définis.
Nous constatons, non sans regret, que cette vision, absente du discours des deux gouvernements précédents et justifiée par ces derniers par leur caractère temporaire, l’est aussi des orientations annoncées par le gouvernement Jebali qui n’a, jusqu’à présent, pas révélé les instruments ainsi que les mécanismes à travers lesquels il compte atteindre ses objectifs et notamment celui de la croissance. Le gouvernement ne nous renseigne pas également sur la stratégie de moyen et/ou de long terme dans laquelle s’inscrivent les politiques qu’il préconise.
Certes, on entend beaucoup parler, ces derniers temps, des 1 à 2 points de croissance à gagner après la relance via l’application des principes de bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption, ce qui ramènerait la croissance tunisienne à un taux compris entre 6% et 7%.
Est-ce à dire qu’il nous suffirait de relancer la machine économique au cours de l’année 2012 pour voir, comme par enchantement, s’évanouir tous les maux dont souffre notre économie?
Absolument pas; et cela pour deux raisons.
La première est que l’instauration des principes de la bonne gouvernance est un processus qui s’inscrit dans la durée, ce n’est pas le fruit d’une action ponctuelle dont les retombées sont immédiates. L’instabilité qui caractérise les périodes de transition pose également des difficultés en matière de gouvernance dans la mesure où la stabilité politique en constitue l’un des principaux piliers. Ainsi, l’on se retrouve souvent face à des résultats inattendus, comme c’est le cas pour la corruption qui, selon Transparency International, a augmenté cette année en Tunisie. L’Indice de perception de la corruption (Ipc) est passé à 3,8 en 2011, contre 4,3 en 2010.
Un modèle de développement à bout de souffle
La deuxième raison est que le taux de 7% n’est pas suffisant pour résorber le chômage élevé que connait le pays; pour cela, on parlerait plutôt d’une croissance à deux chiffres avoisinant les 10 - 11%; et, espérer réaliser de telles performances macroéconomiques sur le moyen terme, avec le modèle de développement actuel relève tout simplement de l’utopie.
Loin de nous amener à annoncer de funestes pressentiments, un tel constat doit plutôt nous pousser à appréhender le problème de la croissance et de l’emploi sous un autre angle, essentiellement qualitatif. En effet, l’actuel modèle de développement adopté par la Tunisie est à bout de souffle; ce dernier est incapable de créer suffisamment d’emplois et d’améliorer les conditions de vie de la population, en général.
En outre, le modèle de croissance adopté débouche sur un marché de l’emploi sclérosé caractérisé par la persistance du chômage de longue durée qui rend la sortie de crise encore plus difficile. Je m’explique: ce n’est pas seulement le taux de chômage qui est problématique, c’est également la nature de ce dernier qui pose problème.
Le taux de chômage peut être élevé en raison des mouvements affectant le marché du travail, avec un grand nombre de séparations et d’embauches; il peut être également élevé à cause de l’absence d’opportunités d’emplois.
L’analogie peut être faite avec l’enceinte d’un aéroport qui est constamment remplie par des voyageurs; cela peut être expliqué par un trafic aérien très dense dans la mesure où un grand nombre d’avions atterrissent et décollent. Le nombre important de voyageurs peut également être expliqué par le mauvais temps qui empêche les avions de décoller, obligeant les voyageurs à s’entasser dans l’aéroport en attendant de meilleures conditions météorologiques. C’est de cette même manière que le chômage peut refléter des réalités diverses.
Si l’on se fie à cette analogie, nous pourrions dire que l’économie tunisienne est bloquée par une tempête qui persiste depuis environ trente ans; sauf qu’en matière économique nous avons l’occasion d’agir sur les facteurs conjoncturels et structurels.
Les décideurs politiques en place n’ont pas le droit de maintenir le statu quo quelles que soient les raisons invoquées; sinon, paraphrasant Keynes, nous nous interrogerions sérieusement sur le rôle de ces hommes politiques qui, en pleine tempête, ne trouvent rien de mieux à dire qu’une fois l’orage passé, la mer sera calme.
Photo souvenir du 1er gouvernement tunisien légitime quatre mois déjà
Que doit faire le gouvernement?
Contrairement à l’avis de nombre d’observateurs, le gouvernement actuel n’a pas tort en poursuivant un objectif de relance sur la courte période. Comme nous l’avons dit, si on veut passer aux réformes, l’on doit obligatoirement renouer avec la croissance et rétablir la confiance.
Cependant, ces mesures manquent de pertinence, car une politique, même si celle-ci vise le court terme, doit s’inscrire dans une vision cohérente de l’avenir économique du pays. Cette préfiguration, cette vue prospective, est d’autant plus importante qu’elle permet d’appréhender le fonds des problèmes auxquelles l’on est confronté et de les aborder sous les différents aspects qu’ils recouvrent.
C’est cette vision qui semble faire défaut au gouvernement et il convient, à cet effet, d’avoir une approche plus profonde des défis à relever, et essentiellement de la problématique du chômage. C’est dans ce cadre, que nous développons les principaux axes autour desquels doit s’articuler cette réflexion.
1. Le gouvernement doit avant tout se doter d’instruments réalistes en vue de réussir le pari de la relance; pour cela, il est nécessaire de créer un choc de confiance et de soutenir l’investissement.
L’objectif de croissance annoncé par le gouvernement correspond à un taux d’investissement total de 24% du Pib; et, même en tenant compte de la politique budgétaire annoncée pour 2012, ce taux ne peut être atteint sans une reprise de l’investissement privé qui devra dépasser les 11% du Pib.
En vue de concrétiser cet objectif, une attention particulière doit être portée aux secteurs les plus réactifs de l’économie dont notamment celui des télécommunications, des industries mécaniques et électriques ainsi que du bâtiment. La relance du secteur touristique constitue également l’un des défis majeurs de cette année et une réflexion de fond doit être engagée à ce titre; nous ne devons plus nous contenter de l’application de simples «recettes de marketing».
Il est certain que la Tunisie doit se délester de l’image de tourisme bon marché; mais il s’agit là d’un travail de longue haleine qui requiert du temps. Sur le court terme, il convient de repenser l’offre touristique au sein du paradigme actuel du tourisme de masse en mettant en place des forfaits plus attrayants tout en instaurant des dispositifs visant à accroître les recettes extra-hôtelières.
Enfin, des mesures au profit des entreprises, et notamment des Pme qui constituent l’essentiel du tissu économique tunisien, peuvent se révéler efficaces. Ainsi, des stratégies exceptionnelles doivent être déployées pour soutenir la trésorerie des entreprises et leur faciliter l’accès au crédit.
2. L’emploi est une priorité pour ce gouvernement. La politique économique de court et de moyen terme doit être axée sur la lutte contre le chômage, dans toutes ses composantes: celle structurelle – par des mesures d’offre – ainsi que celle résultant de l’insuffisance de la demande, par des mesures expansives. Cette prise en compte des deux aspects que recouvre le chômage est primordiale pour le succès des stratégies visant à stimuler l’emploi.
En effet, si à côté des mesures d’expansion, des réformes ne sont pas mises en œuvre simultanément pour réduire le taux de chômage structurel, les pressions inflationnistes ne tarderaient pas à se faire ressentir, alors que la réduction durable du chômage exige une période de croissance soutenue et non-inflationniste.
Ces réformes structurelles sont essentiellement d’ordre institutionnel, il s’agit notamment d’œuvrer à améliorer le climat des affaires qui souffre des rigidités administratives ainsi que des malversations, à rationaliser et à simplifier les mesures d’incitations à l’investissement.
Les mesures de demande, quant à elles, sont plus difficiles à concevoir, notamment en raison de la contrainte que constitue le déficit public qui bride la marge de manœuvre dont dispose l’Etat. Ceci étant dit, ces politiques demeurent souhaitables tant qu’il existe des réserves de croissance qui peuvent être mobilisées; et les stratégies qui nous semblent les plus adaptées sont celles qui favorisent la demande privée sans pour autant susciter des coûts supplémentaires pour les entreprises.
Une réduction du coût du travail à travers la baisse des cotisations sociales, notamment pour l’emploi des jeunes diplômés, constitue une mesure intéressante s’agissant d’une politique de demande à effet favorable sur l’offre. Tout en affichant un coût négligeable en termes de solde public, celle-ci n’induit à court terme aucune augmentation des coûts salariaux tout en contribuant à leur baisse sur le long terme.
Il convient d’engager également la réflexion quant à la refonte des politiques actives d’emploi dont l’efficacité est limitée. Il convient, à ce titre, de simplifier les mesures d’insertion (Sivp, Ces, Cef…) ainsi que les programmes ciblés pour les chômeurs de longue durée, de généraliser les programmes de formation continue et de renforcer les dispositifs d’accompagnement des jeunes promoteurs. Il faut également penser à accroître la présence des intermédiaires en matière d’emploi, dont plus de la moitié sont installés sur le littoral, dans les régions de l’intérieur et du sud.
3. Le consensus ne doit pas être confondu avec la pensée unique car la démocratie se nourrit de la confrontation des idées et des points de vue. A cet effet, le gouvernement doit solliciter la participation de toutes les parties prenantes concernées, non pas dans un esprit de consultation, mais en les impliquant d’une manière effective dans la prise de décision.
En définitive, le gouvernement ne sera en mesure de tenir ses promesses qu’à condition de se doter d’instruments de politique économique crédibles et d’avoir une vision prospective quant à l’avenir. Ce dernier devra également gagner en crédibilité en vue d’être en mesure de rassurer les acteurs économiques et la meilleure manière d’y parvenir est de ne jamais déroger aux principes de la transparence quelque soient les enjeux.