On ne peut pas faire le bilan de quinze mois de dialogue de sourds, sans se heurter à des tentatives visant à apprivoiser notre société, afin de lui imposer un modèle de société incompatible avec notre culture.
Par Abdallah Jamoussi
En remontant le cours de la chronique, je découvre une dichotomie absurde, ayant joint le sérieux au burlesque, le raisonnement au déraisonnement, le dialogue au monologue et le bluff à tout ce qu’il y a de plus sérieux dans ce monde. Un spectacle politique inédit à couper le souffle. On ne pourrait qu’admirer la dextérité des stratèges qui su tout prévoir pour ne pas laisser la moindre éventualité au hasard. Maintenant, que le cursus a commencé à taper sur la limite, la reprise leur sera difficile.
Un avertissement qui vint de loin
Le problème est qu’on voit les protagonistes, mais jamais ceux qui tirent les ficelles. Le scénario décrivant les grandes lignes parait lui aussi ambiant, gluant, souple mais déterminé. Du reste, l’enjeu fut pour longtemps l’identité et résolument, il le sera encore. Quel fond-de-commerce! N’est-ce pas jouer à la somme zéro, une manière de défier la perte. Dans un tel contexte, peut-on voir derrière le miroir, on pourrait voir, se voir, remarquer son absence, avoir à s’inquiéter ou à se réjouir, sauf qu’on ne sache rien de la surprise qui git derrière la façade. On est loin de comprendre ce qui se trame. Et pourtant et même, ce sont les évènements qui en décident! Je crois à l’intelligence humaine et surtout l’ordre dans les phénomènes, raison pour laquelle, il serait utile de commencer par une rétrospective.
Flash-back sur le déclenchement de la discorde.
A quelques semaines de la chute du pouvoir tyrannique, alors que nous étions encore en pleine euphorie et rembourrés de rêves, un avertissement vint de loin rappeler aux optimistes nourris d’un espoir en un monde plus rassurant, que l’ordre du jour avait dû subir un changement catégorique; désormais, c’est du modèle de société qu’il s’agit. Ainsi dit, ainsi fut fait !
Recette d’injures et de menaces contre les «Almanyins»
La transparence, la liberté et la dignité destinées à faire office de pierre angulaire à l’édifice postrévolutionnaire à la construction duquel nous avons tant aspiré, avaient été ajournés au profit de commérages sur l’identité. Et depuis, on ne s’en est jamais sorti.
Que dire de cette déviation abrupte et inopportune? Même sur les réseaux sociaux, presque tout le monde était sous le choc; on ne savait même ce qu’on voulait à la vie à la tunisienne.
Il y avait eu une sorte de recette d’injures, de menaces, d’offenses bien assaisonnée et présentée toute bouillonnante contre les «Almanyins» (traduction arabe de laïques, mais avec une connotation dépourvue d’équivalant dans les langues étrangères et sans définition dans le dictionnaire arabe). C’est à la longue que je fus parvenu à comprendre qu’il s’agissait de «rationalisme».
Voici en quoi consistait l’entrée de table, chez les calomniateurs. Leur plat de résistance n’irait pas tarder à révéler son insignifiance; encore qu’il fût du n’importe quoi…
A court d’idées à ce sujet, les détracteurs mus par un étrange ressentiment publiaient des édits mettant en garde tous ceux qui ne se convertissent pas à l’islam. Quoi?! Nous sommes qui, à leurs yeux? Il faut dire que tout sain d’esprit pourrait être surpris de voir le médecin en visite chez lui pour le soigner, alors qu’il se sent bien dans sa peau; et pour preuve, il venait de gagner une course cycliste en montée. Imaginez ce beau spectacle: un médecin zélé à la poursuite d’une personne bien portante, tenant à lui injecter un produit chimique!
A quelques mois de cette intrusion médicale, mon ami Bouras faisait sa randonnée dans le centre. Le seul divertissement qui lui reste pour conjurer le démon du chômage qui le rongeait. Issu d’une famille aux revenus limités, il était mort de joie le jour de sa réussite avec mention: «Assez-bien». Deux oiseaux d’un seul jet de pierre! La fin de la corvée des devoirs, des examens et de leurs jurys, mais aussi la fin des dépenses universitaires dispendieuses infligées à sa famille épuisée.
D’un enfer à un autre
Ironie du sort, cette joie eût vite fait de tourner en anxiété, dès qu’il apprit que le boulot ne s’octroie pas à n’importe qui. Il fallait donc attendre et désespérer à petit feu. Nous nous étions rencontrés par hasard, ce jour là, il était hagard.
«D’un enfer à un autre; voici en quoi se résume ma vie!», qu’il me fit. Je le côtoyais, silencieux, alors que la terre roulait à nos pieds. «Pauvre Bouras, un tas de diplôme pour rien!»
En panne de réponse, je scrutais les visages des passants en quête d’une justification à ce silence qui nous engloutissait, à l’exclusion sociale indirecte. Rien! L’avenue grouillait et ma tête ne répondait pas. Tout à coup, l’amorce vint de mon compagnon: «Ce Fethi, le clochard de notre quartier, va m’aider. C’est pour de bon, cette fois! Il a une place pour moi.»
Bientôt, nous devrions bifurquer, allant chacun de son côté; lui pour tondre sa barbe et moi pour la laisser s’allonger. J’emportais déjà sa claustration, sa défaite et son désespoir; j’étais lui. Depuis la révolution, beaucoup de choses avaient changé dans cette ville, qui ne me ressemble plus. Les gens ont l’air inquiets et sont devenus beaucoup plus résignés que par le passé. Sans remarquer l’existence de la police ou de l’armée; l’état de siège hante les esprits.
La peur de l’autre s’exprime par une ambiance crispée et une colère, discrètement étouffée. Une misère sincère, triste, belle et calme dans la douleur; le goût d’un rendez-vous raté. Un état d’âme exprimé par des regards évoquant le supplice.
Voici ce que fut en quelques mois la Tunisie. Tunisie sans soirées festives, sans distractions, sans discussions-café, sans chamade… Le cinéma et le théâtre resteraient pour longtemps endeuillés, mais sans volonté de démissionner. Au bout du deuxième pâté d’immeubles qui longe une avenue qu’on a à l’œil, c’est là que devais marquer un arrêt. Que ferai-je ici? Puis-je faire bon ménage avec ma conscience atrophiée et barricadée? Où aller, ailleurs? On peut tout déserter, sauf le désert; puisque du fait qu’on y est, c’est déjà fait. Jusqu’où peut-on comprimer la matière, avant qu’elle n’éclate. C’est fou, ce qu’on fait, lorsqu’on sait que l’exercice de la pression nourrit le potentiel de l’énergie...
Je n’ai pas besoin de regarder pour voir le déficit inhérent, qui exhale l’insalubrité d’un tissu social affiné par la supercherie. Il eût fallu user de pratiques occultes pour enrichir la bassesse en vue de transformer l’attribut en tribut, l’idéal en dédale, l’engagement par conviction en service rémunéré, la valeur en prix et le sacré en profane. On serait sur le point de formater la mémoire collective pour meubler son espace de simulations factices. Ceux qui travaillent sur ce programme savent qu’une fois les repères perdus, la conscience est aliénée.
La machine contre-révolutionnaire s’emballe
La révolution avait insufflé une âme nouvelle, tonifié le sentiment de puissance, le courage d’entreprendre et d’agir sur l’ordre des choses. On pourrait comprendre qu’une révolution pouvait connaitre des déboires, mais pour ce qui est de nier son existence; cela ne sied pas au commun des mortels. Une des qualités de la révolution est qu’elle se passe du mensonge pour imposer son pouvoir. Il y a bien des phénomènes d’une intelligence indicible!
Lorsque la machine contre-révolutionnaire, qui ne cesse de s’emballer, a voulu casser la structure-force d’un peuple uni et riche de son savoir, le peuple avait réagi par le renforcement de son unité nationale, malgré les débordements sécuritaires, les exactions flagrantes perpétrés injustement contre l’élite, et sans tenir compte de l’enchevêtrement des rôles de certains. Je constate, à cet effet, le déploiement tous azimuts de groupes et de sous-groupes à la solde d’on ne sait quels commanditaires, mais agissant pour leurs comptes personnels, sans payer de frais et dont l’ultime besogne est de démontrer que la loi ne constitue pas de barrière. Le chaos devenu de règle, ce fut la débandade.
Peuplades de logements construits sans autorisation, contrebande, recel, narcotiques et contrefaçon nuisible, agressions, incursions nocturnes, marché-noir et trafic illicite, dans un silence médiatique et non sans laxisme sélectif.
Il n’est pas exclu que ces grappes se soient constituées en réseaux et, plus tard, on parlera d’empires. Certains pensent que, dans la pratique, on aurait creusé un hiatus entre le groupe et la société, afin d’instaurer la loi de la jungle. La brouille pour la dérouille est devenue de mode à nos jours. On a appris à se tirer d’affaire aux dépens de la société. C’est là que se situe la tare.
Tôt ou tard, on paiera cher cette démarche malavisée occasionnée par une chaîne d’interactions continues sur le vecteur du nihiliste narcissique. La société tunisienne est coupable de silence sur ce phénomène qui s’attaque aux racines de nos valeurs.
Une fois la loi est bafouée, c’est l’Etat qui dégringole. Un simple pronostic montre que notre appartenance à la société cède actuellement sa place aux groupes d’intérêts politiques et mercantiles. Je crains qu’il ne soit, déjà, tard d’y mettre de l’ordre, du moins, à court terme. Ils ne voient pas long, ces gens qui croient au concours de l’anarchie pour réussir leur entreprise. La force de la destruction est trop rapide et ses méfaits sont récurrents sur tout le monde, y compris ceux qui ont font usage.
La mise de l’intrus hors d’état de nuire
Imaginons une société constituée de conglomérats d’entités mues par les fluctuations boursières ou partisanes, sans aucun scrupule. De tels individus, en quoi devraient-ils se reconnaitre? A leurs réseaux? A leurs partis? Ils pourraient se distinguer des autres groupes, mais pour ce qui est de l’appartenance à la nation, rien n’en est moins sûr, car pour s’identifier à son peuple, il ne faut pas que des symboles, mais des valeurs. Et quoiqu’on dise des valeurs, celles-ci représentent des lois.
Or toute loi est une force; laquelle force tient à son ordre spécifique qui se définit par l’équilibre. Certains scientifiques imputent l’extinction des dinosaures à une accélération survenue de la vitesse de rotation de la terre à l’ère secondaire. L’effet de la pesanteur résultant de ce changement gravitationnel s’est répercuté sur ces êtres gigantesques et aussitôt traduit en difficulté de déplacement pour ces poids-lourds. Ce qui importe dans cette hypothèse est de démontrer que tout est lié à un ordre et que le changement d’un élément de l’ensemble n’est pas sans répercussion sur la topique.
Ces valeurs (lois) qui maintiennent notre texture sociale, combien de temps leur aurait-il fallu pour se construire et à quel prix? Nous avons derrière nous des millénaires de cumul, de sélection, d’adaptation, de résistance, de greffage, de rejet, d’équilibrage, d’erreurs, de défaites et de gloires, pour être, enfin, ce que nous sommes, aujourd’hui.
Pas facile de changer des mœurs d’une société en exerçant une force annihilatrice sur la mémoire. La théorie adoptée est fausse, car face à cet acte le sujet répond par un blocage.
Pendant la période soviétique, Staline avait mis en place une panoplie de mesures répressives visant à éradiquer la religion, surtout dans la région du Caucase. Les résultats obtenus furent nuls.
L’équilibre d’une société tient à quelque chose de subtil lié à la conservation de la catégorie et en même temps à une aspiration au progrès. Une fois cette pulsion soumise à des contraintes, le système déclenche l’alarme et c’est la fièvre sociétale. L’image d’un corps exposé à une agression bactérienne. Les états de faiblesse physique, et les délires qui en découlent, sont le résultat de la concentration du potentiel énergétique en faveur du rétablissement, c’est-à-dire la mise de l’intrus hors d’état de nuire. C’est en cela que je crois comprendre le verset coranique. Lisez plutôt Sourate «El-Rahmène», Versets de 1 à 7.