L’ex-secrétaire d’État à l’Information, qui vient de nous quitter, est l’un des rares responsables de l’ancien régime à avoir reconnu publiquement ses responsabilités dans les décennies de dictature, alors que, diplomate, il était la plupart du temps loin du pays.
Propos recueillis par Seyfeddine Ben Mansour
L’ancien ambassadeur de Tunisie Mahmoud Maâmouri est décédé le 20 avril à l’âge de 87 ans. Il a été secrétaire d’État à l’Information, ambassadeur auprès de plusieurs États européens et de l’Onu, ainsi que secrétaire général adjoint de la Ligue arabe. Il quittera ses fonctions en 1987, l’année de l’avènement du régime de Ben Ali. Nous republions l’interview qu’il avait accordée, au lendemain du printemps tunisien, à nos confrères de ‘‘Zaman France’’.
Excellence, vous avez connu l’Indépendance (1956), la destitution de Bourguiba (1987), et maintenant la Révolution du 14 janvier: comment voyez-vous, comment avez-vous vécu ce dernier moment de l’Histoire du pays?
Comme une délivrance: la Tunisie a été délivrée d’un pouvoir oppresseur, tyrannique, qui l’a asservie, humiliée, pillée durant plus de deux décennies. Ce qui s’est passé en Tunisie, au cours des dernières semaines est une authentique révolution. Elle puise ses racines dans une explosion populaire qui ne doit rien aux partis politiques, que ce soit ceux de l’opposition malmenée par le pouvoir, ou celle qu’il a domestiquée. C’est surtout la révolution d’une jeunesse toutes classes et toutes régions confondues qui ne supporte plus l’humiliation — l’humiliation du chômage et des libertés confisquées — et qui a décidé de prendre son destin en mains.
Le régime de Bourguiba était lui aussi autocratique: peut-on considérer qu’il y a là continuité?
Votre comparaison est inacceptable. Bourguiba était un bâtisseur et le chef de file d’une génération qui a mené une lutte de libération pour chasser le colonisateur et redonner à la Tunisie sa dignité. Il a édifié un État. C’était un fervent admirateur d’Atatürk, et il a été à l’origine d’une révolution sociale absolument unique dans le monde arabe: le Code du statut personnel, qui a libéré la femme et donné à la société des règles de comportement nouvelles, compatibles avec une véritable aspiration à la modernité. Il a mis en place un système éducatif des plus performants. La maturité et la modernité des Tunisiens doivent beaucoup à ces acquis. La Révolution l’a bien montré. Ils n’ont pas été remis en cause par Ben Ali — mais par intérêt et non par conviction. L’image de la femme tunisienne a ainsi été instrumentalisée à outrance par ce régime considéré par l’Occident comme un «rempart contre l’islamisme». Ben Ali est un chef mafieux qui a mis en place un système organisé de spoliation de cet État que, nous, génération de Bourguiba, avons bâti patiemment, et avec toute l’énergie de notre idéal. Mais, précisément, au nom de cet idéal, il nous faut reconnaître aujourd’hui nos erreurs. Comme Atatürk, Bourguiba était un dirigeant éclairé, mais aussi autoritaire. Notre génération est largement responsable de cette situation qui a duré vingt-trois ans et qui vient d’être balayée par une révolution absolument exemplaire. Bourguiba aurait dû comprendre que le maillage du pays par le parti-Etat (le PSD, devenu RCD sous Ben Ali, Ndlr) et le recours à la coercition allaient favoriser toutes les dérives, et nous éloigner d’autant de l’idéal démocratique. La fin de son règne portait en germe ce que nous avons connu pendant 23 ans: l’opportunisme, le clientélisme et le réflexe sécuritaire.
Comment voyez-vous l’avenir?
Je pense que la Révolution tunisienne est bien partie, mais il faut absolument la traduire dans les faits et lui éviter les déboires d’un retour en arrière: notre peuple doit maintenant s’employer à acquérir et à développer une culture de la démocratie. Cela suppose, entre autres, du tact et le sens des responsabilités.
Source: ‘‘Zaman France’’.
L’esprit ne meurt pas
Ce matin, au moment d’envoyer un Sms à un ami, un autre ami, j’ai sélectionné par erreur le nom de Mahmoud Maâmouri, avant de réaliser que je devais maintenant me résoudre à effacer ce numéro devenu muet. Je ne suis pas doué pour les éloges funèbres. Et quoique j’aie mille anecdotes en tête, je n’ai le cœur à en raconter aucune. Mahmoud Maâmouri nous a quitté ce vendredi; j’ai perdu un ami, et la Tunisie, un grand monsieur. Mais je tenais néanmoins à faire quelque chose: en février 2011, au lendemain de la Révolution, je l’ai interviewé pour le compte de l’hebdomadaire franco-turc ‘‘Zaman France’’. C’était sa dernière parole publique, lui qui, jusqu’à 86 ans, prononçait des conférences. C’était son dernier legs. L’occasion de passer en revue, de manière critique et prospective, plus d’un demi-siècle de notre Histoire. Zaman France a republié l’article. Hommage sobre et émouvant. A l’heure où, sous le regard benêt de deux anciens droits-de-l’hommistes, un sit-in téléguidé vire à l’agression physique des journalistes par les miliciens du Parti, où les martyrs sont humiliés et les anciens cadres de Ben Ali réemployés et même promus, les tout derniers mots de Mahmoud Maâmouri sonnent comme un avertissement prémonitoire (tout sauf fortuit): «il faut absolument [...] éviter les déboires d’un retour en arrière: notre peuple doit maintenant s’employer à acquérir et à développer une culture de la démocratie. Cela suppose, entre autres, du tact et le sens des responsabilités.» Paix à ton âme. L’esprit ne meurt pas.
Seyfeddine Ben Mansour