Tenté par des élections qui lui permettent de diriger le pays pour au moins cinq ans et craignant un résultat défavorable, le mouvement islamiste essaye par tous les moyens de résoudre cette difficile équation.

Par Hatem Mliki*


Ayant réussi à détourner le score obtenu lors des élections de l’Assemblée nationale constituante (Anc) vers une prise du pouvoir exécutif, le parti islamiste tunisien n’a fait que la moitié du chemin. Son ambition, qu’il fait tout pour cacher, est de garantir un résultat qui lui permettra de gouverner seul et, dans le pire des cas, engager une ou plusieurs alliances avec des partis faibles tentés, voir obsédés, par le pouvoir.

Ennahdha ne peut plus user de son image de victime

Le dilemme d’Ennahdha se résume au fait qu’elle désire avoir un score meilleur que celui obtenu le 23 octobre 2011 tout en étant conscient qu’il a bénéficié de conditions exceptionnellement favorables à cette date: forte mobilisation de ses adhérents, une opposition très éparpillée et mal organisée, une gestion optimale de son image de victime du régime de Ben Ali, des moyens financiers hors portée de ses adversaires, un franc succès quand aux thèmes imposés aux électeurs (religion, identité…) et un soutien indéfectible des mosquées pour la propagande du parti islamiste.

A priori le mouvement islamiste ne peut plus user de son image de victime. De même qu’il craint une réorganisation de l’opposition et un changement des thématiques lors des prochaines élections, qui risquent de porter sur son bilan au gouvernement ou, tout au moins, sur son manque patents de résultats. Enfin, il envisage une déperdition résultant de la déception de ceux qui n’appartiennent pas au mouvement et qui lui ont accordé leur confiance auparavant.

Une lecture des actions et discours d’Ennahdha peut nous renseigner sur sa démarche en vue de résoudre ces problématiques et atteindre ses objectifs.

Le flou entretenu sur la date des prochaines élections

Premièrement: aucun engagement officiel ne sera pris quand à la date des prochaines élections ni la forme de l’autorité qui sera chargée de son organisation tant que le terrain n’est pas préparé. Moralement engagée pour une période de 12 mois, Ennahdha a trouvé dans le président de la république (favorable à une phase transitoire d’au moins trois ans) un alibi modèle pour justifier cette situation. Ce flou lui donne un avantage assez important vu qu’il décidera seul du moment opportun. De même qu’il déstabilisera ses adversaires qui doivent, par-dessus le marché, gaspiller beaucoup d’énergie afin d’obtenir des dates précises des élections.

On milite pour ses idées, pas pour l’argent

Deuxièmement: le gouvernement nahdhaoui a préparé un projet d’indemnisation des «victimes de la dictature», qu’il a même pris le soin de le chiffrer à 750 millions de dinars et qui concernera bien évidemment en grande partie les adhérents du mouvement. Personne n’osera remettre en cause ce transfert de revenu des caisses de l’Etat vers le mouvement islamiste étant donné qu’il est fondé sur une moralité «noble, sincère et sans arrières pensées». Quoique, cette soi-disant moralité soit mise en doute, aujourd’hui, par beaucoup d’analystes. Car on milite pour ses idées et ses convictions, peut-être pour le pouvoir, mais pour le faire pour l’argent, c’est moins noble!

A qui profite la cartographie du régime diabolique?

Troisièmement: garder la main sur les dossiers confidentiels du ministère de l’Intérieur et donc disposer de la cartographie diabolique du régime de Ben Ali pour un triple usage: exercer une pression sur l’opposition, marchander avec certaines personnes en utilisant des informations confidentielles et entretenir la crainte des citoyens vis-à-vis de cette autorité qu’ils désirent abolir. Ennahdha est visiblement attirée par le culte de la personnalité mis en place par Ben Ali.

A l’assaut des médias

Quatrièmement: priver l’opposition de son seul et unique moyen de communication: les médias. Le combat acharné conduit par Ennahdha à travers un sit-in de 50 jours devant le siège de l’Etablissement de la télévision nationale, alors que le pays plonge dans la récession, montre clairement que le mouvement islamiste est prêt à tout (sit-in, violences, propagande, insultes et menaces de privatisation) pour soumettre ces médias à ses directives. Selon la logique d’Ennahdha le poids des mosquées pour les prochaines élections risque d’être faible et dans le meilleur des cas moindre à celui de la télé.

Le chantage de l’insécurité

Cinquièmement: la carte de l’insécurité, violences et salafisme sera mise à côté pour être utilisée avant les prochaines élections. Un usage modéré chaque fois que l’opposition tente de pénétrer l’univers verrouillé de l’intérieur du pays restera d’actualité. Par ailleurs, on assistera certainement au show du gouvernement capable de maintenir l’ordre et la sécurité à la veille des élections. Le rôle des salafistes en ce moment sera de troubler les meetings de l’opposition. Beau programme en perspective… Et de belles échauffourées!

Le contrôle des leviers économiques

Sixièmement: la politique du fait accompli économique qui repose sur quatre axes: la privatisation des biens confisqués sera assurée par Ennahdha. Le parti islamiste fera tout pour les attribuer à des alliés nationaux et internationaux, la réconciliation-marchandage avec les hommes d’affaires proches du régime de Ben Ali, le renforcement des pouvoirs du contrôleur publique prévu par la loi des finances complémentaire et enfin l’ouverture des frontières à des investisseurs étrangers sélectionnés par Ennahdha. L’objectif étant de modifier la carte économique du pays vu son importance pour la victoire d’Ennahdha aux élections et, au pire des cas, en cas de défaite.

A la conquête de la clientèle habituelle du Rcd

Septièmement: occuper les postes clés par les siens (apparemment c’est la seule chose que ce parti fait depuis qu’il est au pouvoir). Après avoir nommé des walis loyaux (gouverneurs ou préfets), le projet phare d’Ennahdha  porte sur la gestion locale (les municipalités).

Les 800.000 chômeurs, l’inflation galopante, le niveau de vie en baisse et la croissance à l’arrêt n’inquiètent visiblement pas Ennahdha. Bien au contraire, le parti au pouvoir voit en ça un magnifique cadeau qui lui permettra de conquérir la «clientèle habituelle du Rcd» (ex-parti au pouvoir), que son gouvernement doit maintenir dans le besoin et la précarité pour qu’elle soit une proie facile qu’il pourra récupérer moyennant des aides (distribués par le parti) ou des promesses d’embauche (tenues par le gouvernement).

L’ingéniosité, j’avoue, du parti islamiste étant une bonne compréhension de la sociologie politique tunisienne. Alors que tout le monde qualifie les élections du 23 octobre 2011 de transparente et libre, Ennahdha a compris que, dans le cas de la Tunisie, tout comme c’est le cas de beaucoup de pays en voie de développement, les élections peuvent être transparentes sans pour autant qu’elle soit libre.

Alors que la transparence est à imputer au processus électoral (enregistrement, comptage des voix et annonce des résultats), la question de la liberté est beaucoup plus compliquée: elle suppose un électeur bien informé et en sécurité. C’est-à-dire disposant d’une protection institutionnalisée de sa carrière, de ses droits, de son revenu et de son intégrité physique contre toute forme d’abus. C’est seulement dans ce cas qu’un électeur est libre de son vote et immunisé contre toute forme de pression et de manipulation.

En Tunisie la grande partie des électeurs est malheureusement exposée au risque de manipulation et n’est donc pas encore libre.

* - Consultant en développement.

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