«Maman pardonne-moi; je voulais juste sauver ce chat et quand je l’ai mis dans le panier de la gouttière, mes mains ont lâché et j’ai glissé», confesse Zak…
Par Dr Lilia Bouguira
Le téléphone de mon mari sonne. Une voix au bout du fil: c’est le Samu, votre fils…
Je cours je bouscule je suis dans la voiture avant lui. Il roule à une vitesse très raisonnable à mes sens. Je ne le relève pas; je ne dis rien, chacun est dans sa sphère pour retrouver un appui. Ma tête ne raisonne plus. Seul ce rêve prémonitoire en guise d’avertissement, cette prière à chaque fois qu’il sort ou quitte la maison depuis ce quatorze janvier 2011.
Mon corps ne me porte plus; il me balance d’avant en arrière comme anesthésiée en pré-mort plutôt comme dans une danse cabalistique. Comme un autiste pris dans un délire, je marmonne en boucle des mots qui me reviennent sans arrêt.
Je me rappelle la maman de Kaled, quand dans ce même Samu, son fils était transporté, que mon mari allait le débrancher, qu’elle hurlait Svp encore, alors qu’il s’agissait d’un dépôt de corps, que c’était terminé pour lui, que mon mari par pitié pour elle déchoquait encore et encore mais sans résultat. Elle lui baise les mains se jette sur son môme une dernière fois embrassant ses mains, ses pieds et son corps froids; elle hurle: «Mon Dieu ne le prenez pas tout de suite; je n’ai pas été avertie; je n’ai pas encore eu le temps de défaire ses valises. Mon Dieu, rendez-le moi juste le temps de me préparer, de me rattraper en câlins, en petits mets que je ne lui ai pas encore faits, que je n’ai pas eu le temps de lui faire dans son exil en Arabie pour son travail. Mon DIEU, rendez-le moi juste un peu puis prenez-le comme vous voudrez; je ne pleurerai pas ce jour là; je vous le remettrai avec les youyous. Mon DIEU, rendez-le moi, vous qui pouvez tout faire sans hésiter.»
Elle hurlait si fort comme dans un rugissement; ses larmes fondait le ciel et le cœur de l’assistance médicalisée, qui était sur le point de débrancher; mon mari en médecin chef se plie devant cette dame cassée par son malheur; il prend en vain son matériel de déchoquage, les pose sur le torse nu du jeune homme sans vie et envoie la décharge du plus fort qu’il n’a jamais tentée.
Maintenant, c’est mon mari qui hurle à ses infirmiers adrénaline dobutrex. Il pousse, dans sa hâte, la maman de Khaled sur le côté; vite il y a de la vie.
Pendant plus d’une heure, les hommes en blanc ont travaillé sans relâche et quand l’infirmier a fini de boucler la dernière boite métallique, Khaled le mort ressuscité était dans son lit d’hôpital en post réanimation bien vivant, sa maman juste à côté à prier.
Elle ne finissait pas d’embrasser ces hommes en blanc, mon mari en premier.
Elle donne une fête à la sortie de son garçon et insiste tellement que je l’ai accompagné.
C’était un vendredi d’avril 99. J’ai eu l’occasion d’entrevoir Khaled, sa maman qui vouait à mon mari un respect et une reconnaissance sans précédent. Elle me raconte en détail ce que j’ai écrit puis se tourne vers mon homme et lui dit: «Jamais je n’oublierai ce que vous avez fait!»
C’était la première fois que je la rencontrai et non la dernière. Je la revis un an plus tard, jour pour jour, mais non à la même place, vers quatre heure, c’était El-Asr (heure de prière, Ndlr); elle hurlait comme une zombie aux femmes, aux hommes autour: «Ne criez pas; ne pleurez pas; je vous l’interdis». Et se tourne vers les femmes qui pleuraient et intime dans un cri: «Ne pleurez pas; lancez des youyous; ‘‘zartou yé nssé Rabi atani w khdé’’ (Femmes, lancez des youyous, Dieu m’a donné et repris), c’était notre compromis ma promesse».
Je pense fortement à la maman de Khaled que je n’ai plus jamais revue à cet instant et je ne sais pas pourquoi.
Je suis dans une autre sphère, une autre dimension où rien ne me parvient, ni les klaxons ni les gens qui devaient me regarder ahuris, ni mon mari qui devait m’écouter en silence.
Je me rappelle juste de sa main qui pressait la mienne au moment où je répétais en boucle: «Ya Rabi, remettez-le moi. Faites qu’il reste pour moi. Je ne pourrais pas supporter. Y a Rabi, je n’ai pourtant pas oublié de te le remettre avant qu’il ne sorte et de dire ma prière à chaque fois qu’il m’embrasse au front avant de sortir. Ya Rabi, la maman de Khaled, elle, a promis et toi tu l’as exaucée. Ya Rabi, je te l’avais pourtant consigné et toi tu as promis de prendre soin de tes consignes. Si tu ne me le rends pas, je t’en voudrais ya Rabbi, je t’en voudrais, tu auras failli et jamais tu n’entends, jamais je ne te pardonnerais».
Je marmonnais sans arrêt comme dans un freezing en arabe: «Om kaled amléte maak ahde, ena atitetek aména ya sahébe elaména, atitek amana rodli aménti wela nhassebek ala amanti».
C’étaient mes seules prières les seuls mots qui venaient à moi, mes jambes ramenées sur mon cœur me bouchant les oreilles, me jetant d’avant en arrière dans une réalité frôlant la folie.
Nous arrivons aux urgences de la Rabta; je devance mon mari; je cours; je hurle: «Zak ! Zaaaak!»
Je ne vois pas Zak; quelqu’un me souffle: «Miskina, c’est son fils qui est tombé à cause d’un chat du deuxième étage». Je pousse une deux trois portes; Zak est là, étendu sur un brancard; je ne veux pas pleurer; je me l’interdis; je ne veux pas m’évanouir; je ne suis pas de cette trempe; je n’ai pas ce luxe.
Je m’approche de lui; il tourne ses yeux vers moi comme lorsque la première fois où il est sorti de mon ventre vers la réa et une couveuse d’occasion. Son regard est triste; je lui dis: «Ne parle pas; je suis là».
Du sang coule de ses oreilles et de ses mains sur son pantalon; son cou est enflé; sa tête est amochée. Je baise ses mains doucement; il ne la retire pas; son bras est cassé. Il ferme les yeux; je hurle doucement: «Non mon chéri, ne dors pas. C’est fini, ça va aller. Papa va te sortir de là. Tu sais que c’est le meilleur dans ces cas».
Il semble s’assoupir; je lui dis: «Non mon chéri; reste avec moi; reste, je vais te parler; écoute-moi, écoute-moi, je suis fière de toi; t’es le meilleur, t’es un bon garçon, t’es du côté des justes, des bons; mon Dieu ce que tes amis t’aiment, garde ça en tête, tout le monde t’aime, même ce chat que je déteste et que je t’avais prévenu hier, comme dans une prémonition, qu’il allait ‘‘te manger la tête’’. Tu es grand mon bébé; tes amis Moslem, Tarek, Rached, Walid, Foued, Helmi, c’est toi qui me les as apportés, c’est toi qui en a fait notre cause, LES BLESSES. T’inquiètes-pas mon bébé, t’inquiètes-pas, ils prieront pour toi mais juste reste avec moi».
Je zappe ces heures interminables où Zak et les autres malades geignent dans leur coin entre des médecins affairés un personnel sur-sollicité, un encombrement sans fin où l’homme malade est sans appui, sans force, sans …, amoindri, faible devant toutes ces déjections d’hôpitaux crasseux et surpeuplés.
Je ne veux pas plus polémiquer ni me battre avec cet infirmier qui déploie ses biceps en homme tyran fondé de pouvoir sur un Zak en sang et en mille morceaux.
En temps normaux, j’en aurais fait une bouchée, là-bas, l’homme amoindri se rabaisse et baise la main de son bourreau.
Je baise la main de cet avorton d’homme, en souris douloureusement, puis je souffle à Zak : «Ne t’énerves-pas, reste calme, pense à Moslem dans ses quatorze mois d’hôpital, seul, alité, misérable, et que lorsque nous rentrions de sa visite, il ne voulait pas lâcher nos mains presqu’en pleurant.»
Je lui souffle encore tout près de son oreille que grâce à lui et ses amis, Moslem est presque heureux à la clinique Saint-Augustin, qu’il est trop mignon quand il drague les infirmières et commence à leur parler en ces deux mots de français qu’il vient d’apprendre.
Je lui parle de Walid, de tenir bon pour lui, pour eux, pour qu’on les sorte se soigner à l’étranger.
Je lui parle de son procès avec la police de Dardouri qu’on doit faire payer pour qu’il ne tape plus sur les gosses ni sur les prisonniers.
Je lui dis même un gros mot en français pour Dardouri. En français, ça ne compte pas, les gros mots, je lui disais.
De ses yeux tristes, il me sourit de sa bouche enflée, de ses dents cassés, de son menton troué, sa tête déformée, il émet: «Maman pardonne-moi; je voulais juste sauver ce chat et quand je l’ai mis dans le panier de la gouttière, mes mains ont lâché et j’ai glissé».
Je dis en pleurant: «Chut mon bébé; chut, ça va aller; ce chat va te sauver.»
Je zappe encore sur la grève des infirmiers, le chahut les gens sensés, les gens dévoués, et je n’ai conscience que du bodyscan qui ne revient pas d’engagement après plus de sept heures d’attente; pas de trauma crânien, pas de fracture cervicale, juste des fractures de la face trois avec luxation de la mandibule, le menton, des ecchymoses et une fracture radiale du coude.
Je zappe sur tout sauf sur Dieu est grand, un rire franc, une prière muette, des larmes qui me lavent de mes blasphèmes dans cette ambulance qui sirène tout Tunis par ce dimanche soir, dans la nuit, vers une clinique privée à mille mètre de Moslem Kasdalli, Tarek Dziri et Ridha Zelfani, ses frères les blessés.
Lundi Zak se fait opérer pendant plus de quatre heures: il n’a souvenir de personne ni des gens qui ont appelé ni des personnes venus en amis ou famille qui se sont bousculés pour nous tenir la main, sauf de ce que je lui raconte.
Je lui raconte notre attente pendant plus de quatre heures dans le couloir, pendant qu’on l’opérait, nous, ses parents et sa famille agrandie depuis la révolution avec surtout Moslem, Ridha, Souad, Tarek, refaisait ses pansements. Il a renvoyé généreusement son frère de son chevet pour voiturer les enfants dans leurs fauteuils roulants à pied de leur clinique à celle de Zak.
Je crois qu’après cet acte ce geste, la vie a tous les prix. Elle a mille raisons dès lors d’être arrachée et de la scander.
L’opération de Zak a réussi.
En écrivant cette page tôt ce matin, je ne pleure plus; je le regarde et je prie.
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