Entretien avec Mourad Telmini, directeur général Cnstn, sur l’avenir de l’énergie nucléaire en Tunisie et dans le monde arabe à la lumière de ce qui vient de se passer à Fukushima, au Japon. Propos recueillis par Ridha Kéfi
Kapitalis : Le tremblement de terre au Japon a montré les limites de la sécurité des réacteurs nucléaires? Quelles sont les leçons tirées de cette catastrophe par les experts?
Mourad Telmini: La première leçon est que malgré ce cataclysme exceptionnel, les réacteurs de Fukushima ont résisté et qu’il n’y a pas eu mort d’hommes.
La deuxième leçon est qu’il faut abandonner la technologie de la deuxième génération (celle des réacteurs de Fukushima Dai-ichi construits dans les années 1970) et opter pour la troisième génération, beaucoup plus sûre et qui aurait sans doute mieux résisté.
La troisième leçon est que le nucléaire continue à véhiculer tous les mythes et tous les fantasmes depuis ce péché originel qu’a été son utilisation durant la deuxième guerre mondiale par les États-Unis contre le Japon justement, et qu’il faut faire beaucoup d’efforts de communication pour le démystifier afin de donner à l’opinion publique les éléments objectifs sur la question nucléaire loin de tout alarmisme excessif.
Quelles menacent pourraient faire peser les nombreux réacteurs nucléaires en Europe, surtout en cas de cataclysme, sur toute la région méditerranéenne?
Il est utile de rappeler que le risque zéro n’existe pas. Ceci est valable aussi bien pour le nucléaire que pour toute autre technologie (l’explosion de l’usine chimique de Bhopal en Inde en 1984 a fait plusieurs milliers de victimes).
Les réacteurs nucléaires en Europe ont été dimensionnés en fonction des risques prévus à l’époque de leur construction. Un tour de vis supplémentaire sur les procédures de sûreté a été opéré après l’accident tragique de Tchernobyl en 1986 et un deuxième tour de vis est en cours après l’accident moins grave de Fukushima.
N’oublions pas que les pays européens sont sans doute soucieux de leurs populations et veillent à leur sécurité. Nous bénéficions indirectement de ces efforts. Ceci dit, une catastrophe totalement imprévue ne peut pas être exclue par principe, même si elle est hautement improbable.
Les projets nucléaires dans les pays arabes ont-ils encore un sens aujourd’hui, eu égard à leur coût et aux problèmes de sécurité dans une région très instable?
L’option nucléaire envisagée par plusieurs pays arabes répond à deux problèmes stratégiques. D’abord la production d’électricité par d’autres moyens que les énergies fossiles dont les réserves ne sont pas éternelles; ensuite l’approvisionnement en eau, qui passe forcément par la désalinisation de l’eau de mer, qui consomme de très grandes quantités d’énergie. C'est un choix de société qui doit tenir compte des avantages et des inconvénients de l’option nucléaire.
Nous attendons avec intérêt les réactions des responsables du dossier électronucléaires dans les pays arabes ayant opté pour ce choix.
L’alternative solaire n’a-t-elle pas plus de sens dans notre région où abonde le soleil?
D’abord, le soleil abonde dans plusieurs régions sur la planète et pas seulement dans la nôtre. Ensuite, si la solution miracle existait, ça se saurait et un pays comme les États unis n’aurait pas aujourd’hui plus d’une centaine de centrales nucléaires. Soyons sérieux, à l’état actuel des technologies, le solaire ne permet pas de faire fonctionner une économie, même émergente. Par contre, avec les autres énergies renouvelables, il peut participer utilement au mix énergétique jusqu’à un certain pourcentage raisonnable, et permettre une veille technologique dans l’espoir d’une découverte révolutionnaire d’une source propre d’énergie. Au jour d’aujourd'hui, les chiffres ne laissent pas de place au doute; c’est une utopie.
Quid de la Tunisie? Quelles réflexions mènent aujourd’hui les experts nucléaires tunisiens? Le Japon a-t-il changé les termes de cette réflexion?
La Tunisie a fondamentalement les mêmes préoccupations: production d’électricité pérenne et désalinisation de l’eau de mer. L’option nucléaire a été envisagée depuis longtemps dans notre pays, et plus récemment mise sur la table en 2006.
Cependant, il est très important de souligner que la décision politique n’a pas été prise au niveau du gouvernement. Le planning initial prévoyait une première phase d’étude de faisabilité à la charge de la Société tunisienne d’électricité et de gaz (Steg) et du Centre national des sciences et technologies nucléaires (Cnstn) et qui devait prendre cinq années. Le gouvernement devait statuer fin 2011 et prendre une décision. Cependant, l’étude a pris du retard, notamment à cause de l’absence d’un cadre législatif et réglementaire aux normes internationales, et l’échéance de la prise de décision a été reportée de facto à 2013. Maintenant, après la révolution, notre pays retrouve une normalité qui permet de faire en sorte que la question soit débattue afin que la décision d’aller ou non dans l’option électro-nucléaire soit un vrai choix de société.
L’actualité de Fukushima a permis d’ouvrir le débat et c’est de bon augure. Ce qui est certain, c’est que la discussion sur ce sujet délicat et hautement polémique ne pourra pas ne pas tenir compte de ce qui vient de se passer au Japon, ainsi que des réactions des tous les autres pays nucléarisés ou pas.
* Mourad Telmini est directeur général du Centre national des sciences et technologies nucléaires (Cnstn), qui a pour mission de réaliser les études et recherches nucléaires à caractère pacifique dans les différents domaines, ainsi que la maîtrise des technologies nucléaires, leur développement et leur utilisation aux fins du développement économique et social.