Des juristes sonnent la mobilisation contre le projet du parti islamiste Ennahdha de remplacer l’adoption par le régime islamique de la «kafala», qui ne garantit pas à l’adopté les mêmes droits qu’un enfant légitime.

Par Wahid Chedly


C’est désormais officiel. Dans ses tentatives répétées d’apporter une touche «verte islam» à la nouvelle Constitution tunisienne en cours d’élaboration, le mouvement islamiste Ennahdha, qui domine le gouvernement et l’Assemblée nationale constituante (Anc), pèse de tout son poids pour imposer le remplacement de l’adoption proscrite par la chariâ par la «kafala» (le recueil), un régime spécifique au droit musulman dans lequel l’adopté ne reçoit pas le nom de son adoptant et ne dispose pas des mêmes droits d’héritage qu’un enfant légitime.

L’alerte a été donnée par Salma Mabrouk Saâda, membre de l’Assemblée nationale constituante (Anc) élue sous les couleurs du Forum démocratique pour le travail et les libertés (Fdtl ou Ettakatol), en marge d’une journée d’étude sur le thème: «Regards croisés sur l’adoption», organisée jeudi à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales  de Tunis (Fsjpst).

«Le sujet de l’adoption est au cœur des débats. Sur les 22 membres de la Commission des droits et des libertés de l’Anc, dont je suis membre, la moitié  des élus sont déjà favorable à l’abolition de l’adoption et l’instauration de la ‘‘kafala’’», a affirmé cette jeune militante du parti social démocrate allié d’Ennahdha. Il n’en fallait pas plus pour que le débat s’emballe lors de la journée d’étude organisée avec le concours de la Fondation Hanns Seidel- Maghreb.

Fadhel Moussa: "La Tunisie est en train de faire un saut de 60 ans en arrière".

Un vieux débat remis au goût du jour

Membre de l’Assemblée constituante élu sur les listes du Pôle démocratique moderniste (Pdm) et doyen de la Fsjpst, Fadhel Moussa a tiré la sonnette d’alarme en estimant que la Tunisie est en train de faire un saut de 60 ans en arrière aussi bien absurde que scandaleux. «Les thèmes qui sont au cœur du débat public actuellement, comme l’inscription de la chariâ dans la nouvelle constitution ou encore la réinstauration de la polygamie  et de la kafala sont les mêmes débats qui ont marqué les années ayant précédé la mise en place de la première Assemblée constituante ayant rédigé la constitution de 1959. Juste après l’indépendance, les progressistes menaient une lutte farouche contre les obscurantistes. Près de soixante ans plus tard, c’est le processus inverse qui est en train de s’enclencher», a-t-il martelé sur un ton qui trahit une certaine colère.

Indiquant  que la Tunisie fait figure d’exception, dans le monde musulman, en ce qui concerne l’adoption, aux côtés notamment de l’Indonésie, Kalthoum Meziou, professeur à la Fsjpst, a rappelé qu’une loi votée par le premier parlement de la Tunisie indépendante reconnaît l’adoption plénière. Elle aussi précise que la loi n°98-75 du 28 novembre 1998 relative à l’attribution d’un nom patronymique aux enfants abandonnés et de filiation inconnue constitue une innovation sans précédent dans le monde arabe.

Neila Sellini: "La jurisprudence islamique comme n'a pas un caractère sacré".

Des réactions isolées et peu audibles

La juriste a également noté que cette propension de la politique législative tunisienne à protéger la femme et l’enfant est plus que jamais remise en question depuis la victoire d’Ennahdha aux élections du 23 octobre. «Le référent religieux devient désormais omniprésent dans le discours religieux. Des leaders politiques, des cheikhs obscurantistes et des oulémas autoproclamés ne cessent de réclamer un retour aux interprétations les plus rétrogrades du droit musulman», s’est-elle inquiétée. Et de renchérir: «Les craintes sont, aujourd’hui, d’autant plus fondées que les réactions relatives à la proposition d’Ennahdha d’abolir l’adoption sont jusque-là isolées et peu audibles, contrairement à celles ayant trait à l’abolition de la polygamie ou à l’excision. On risque fort de voir les démocrates se mobiliser pour sauver les acquis de la femme et sacrifier l’adoption».

Mme Meziou a précisé, par ailleurs, que l’adoption présente plusieurs avantages. Il s’agit essentiellement d’éviter l’infanticide auquel recourent plusieurs mères célibataires pour enterrer leur «péché», de cimenter des couples infertiles qui risquent de se fissurer et répondre aux besoins affectifs de l’enfant naturel. «Supprimer l’adoption et l’établissement de la filiation naturelle revient à s’attaquer aux personnes les plus fragiles de la société et à condamner l’enfance à une grave misère affective», a-t-elle averti.

Yadh Ben Achour: "L'Anc est en train de se transformer en un organe législatif".

Désacraliser la jurisprudence islamique

Professeur de civilisation islamique à la Faculté des lettres et des sciences humaines de Sousse, Neïla Sellini, a noté que l’adoption d’un enfant naturel dont le père est connu est autorisée par la loi islamique. Elle a souligné, dans ce même chapitre, que certaines écoles de jurisprudence islamique (fiqh) autorisent l’adoption de l’enfant naturel dont le père n’est pas connu. Selon ces écoles, l’adopté baptisé «moustalhak» (rattaché) ne reçoit pas le nom de son père adoptif, mais dispose des mêmes droits d’héritage qu’un enfant légitime. «Cela revient à dire qu’une grande partie de la législation islamique est une œuvre humaine influencée un contexte social bien particulier et des coutumes bien déterminées. Il est très dangereux de considérer toute la jurisprudence islamique comme ayant un caractère sacré», a-t-elle affirmé, rappelant que l’imam Al-Chafiî a changé ses fatwas édictées en Irak lorsqu’il s’est installé au Caire.

Le constitutionnaliste et ancien président de la Haute instance pour la réforme politique et la réalisation des objectifs de la révolution (Hiror), Yadh Ben Achour, a, quant à lui, contesté le bien-fondé de la discussion de ce genre de question par une Assemblée constituante. «Elu pour rédiger une constitution qui trace les grandes lignes de la deuxième république, cette assemblée est en train de se transformer en un organe législatif. Si elle continuera à débattre de ce genre de questions, l’Anc risque de se transformer en café à palabres et de se perdre dans les interminables discussions et divisions», a-t-il averti. Avertissement dont les constituants seraient bien inspirés de tenir compte…