Cheikhs sunnites, savants de la Zitouna, historiens, soufis et académiciens s'insurgent contre l'escalade de l'extrémisme religieux dans le pays. Et appellent à une charte nationale pour dire: «Stop! Y en a assez maintenant!»
Par Zohra Abid
Des mausolées profanées. Des personnes agressées. Des appels publics au meurtre. Des prédicateurs wahhabites déchainés, invités par des associations subventionnées par des pays du Golfe, diffusant des discours extrémistes parmi les jeunes. Des mosquées squattées par des «imams hors-la-loi». Des agents de sécurité et de l'armée pris pour cible. Le silence du gouvernement, des mois durant, conforte les islamistes radicaux qui commencent à sortir de leur tanière et à terroriser les Tunisiens... La situation est devenue incontrôlable, insoutenable voire explosive.
Pour éradiquer les racines du mal
Que faire? Pour répondre à cette question, la Fondation Al-Majd pour les études stratégiques a organisé, samedi dernier, une rencontre sur le «rôle du discours religieux pour contrer la violence et lutter contre le terrorisme». Il s'agit de réunir autour d'une même table toutes les composantes de la société, même les extrémistes religieux, ou ceux d'entre eux qui acceptent de débattre, pour essayer de remettre les choses à leur place et de l'ordre dans la maison Tunisie.
«Là, il ne s'agit pas d'un fait divers. Il s'agit d'une réalité. La position du gouvernement est ambiguë et il était temps de reprendre les rênes avant qu'il ne soit trop tard... Et c'est à nous, les Tunisiens, de ne plus fermer les yeux et de dormir sur nos lauriers, l'heure est grave», a lancé Férid Béji, d'emblée, président de l'association «Dar El-Hadith Zitouna».
Avant de céder la parole aux autres invités (Hassen Ben Abdallah, Foued Allani, Nacer El Heni, Soufiène Ben Mrad, Mohamed Khalil, Mustapha Limam et autres), tous inquiets de la montée de l'intégrisme religieux dans le pays et soucieux d'organiser la résistance à la vague wahhabite extrémiste rampante, Férid Béji a adressé un message ferme : «Que tout le monde se mette autour de la même table et qu'aucune partie ne soit exclue. Je parle ici des responsables du gouvernement, des différents partis de droite comme de gauche, de la société civile et des minorités religieuses, comme les juifs et les chrétiens, et autres Amazighs. Mais aussi et surtout, nous invitons les autres parties rebelles, qui rejettent le mode de vie tunisien, à se mettre en face de nous pour qu'on leur explique le modèle de l'islam tunisien. Et que tout le monde, je l'espère, signe la ''Charte nationale pour l'unité et la paix civile''». Et M. Béji d'insister : «Je viens de la soumettre à plusieurs responsables et personnes concernées, notamment des défenseurs des droits de l'homme, dans l'espoir de voir tout le monde du même avis. L'objectif de cette charte c'est de faire face à la violence devenue aujourd'hui incontrôlable».
«Un islam qui n'est pas le nôtre»
Selon Ferid Béji, il est temps de «ramener ces gens à la raison pour sauver le pays de l'extrémisme religieux et d'un bain de sang, aujourd'hui non exclu, et qui se profile à l'horizon si on ne fait rien».
Mettant la rencontre dans son contexte, certains intervenants ont mis l'index sur le mal qui ronge le pays: «Ansar Al-Chariâ, un groupe lié au terrorisme est dans nos murs». Les partisans de ce groupe agissent en concertation avec des groupes terroristes régionaux et internationaux. Leur chef, Abou Iyadh, est recherché par la justice depuis l'attaque de l'ambassade des Etats Unis à Tunis, le 14 septembre, et son nom est étroitement lié à Al-Qaïda et à Ben Laden. «Derrière ces groupes, il y a beaucoup d'argent. Ils veulent nous importer un islam qui n'est pas le nôtre. Nous leur disons qu'il ne sera jamais le bienvenu», dit encore M. Béji.
En marge de la rencontre, plusieurs enseignants de la Zitouna ont parlé des centaines d'associations tunisiennes servant de vitrines pour ces groupes extrémistes religieux et qui sont payées par des parties wahhabites agissant à partir des pays du Golfe, essentiellement de l'Arabie saoudite et du Qatar. «Elles travaillent d'arrache-pied pour diffuser une doctrine religieuse, grâce notamment à des opérations caritatives dans les zones défavorisées», explique l'un des présents. Ensuite, après avoir gagné la sympathie des gens, elles passent à autre chose: investir les mosquées, les lycées, les universités et les places publiques. Pour imposer la doctrine wahhabite et son corollaire, le salafisme jihadiste. Mais aussi pour recruter de nouveaux adeptes, fanatisés et parfois convertis au jihad et envoyés en Libye, en Syrie et au Mali.
«Que font ces gens-là? Ils s'approchent des classes démunies en leur fournissant des aides. Et, au nom d'Allah, ils s'approchent des ados, des lycéens et autres catégories vulnérables et simples d'esprit. Puis le travail de lavage de cerveau commence», explique M. Béji. Il ajoute : «C'est ce qu'ils ont essayé de faire il y a 2 siècles et demi, pour conquérir de la même manière la Tunisie, mais en vain. Les savants de la Zitouna étaient là au bon moment pour faire face au projet diabolique de Mohamed Abdelwahhab. Que ces mercenaires sachent, qu'à chaque fois qu'ils ont essayé de s'imposer par l'épée, ils ont échoué, et surtout en Tunisie. Le peuple tunisien est sage et vénère le savoir. Il a une tête bien faite et ne croit que par les preuves. Et pour le convaincre, il faut déjà commencer par s'habiller comme lui, manger comme lui et vivre comme lui».
La Zitouna renaît pour illuminer la région
Pendant le règne des Fatimides, qui a duré plus d'un siècle, la Tunisie sunnite a su résister au chiisme d'Etat, rappelle Férid Beji. «400.000 savants de la Zitouna ont fait face et le pays est resté de tendance sunnite modérée. Pour le peuple tunisien, le savoir est sacré et il fera tout pour rester dans la dynamique du progrès et de la civilisation», a-t-il assuré.
La Tunisie, qui a enfanté de nombreux juges et savants musulmans, «a toujours été le phare, le berceau de la lumière et du savoir dans la région. Elle a su aussi adapter le livre saint à la vie moderne tout en restant attachée au Coran et à la Sunna», rappelle encore le cheikh. Il enchaine: «Après le désert religieux que nous avons traversé sous Bourguiba et Ben Ali, la révolution a apporté la liberté certes, mais aussi beaucoup d'anarchie. Des pays étrangers ont profité de la faiblesse du gouvernement pour mettre en place leur agenda et essayer de transformer les fondements religieux de la Tunisie, qui se caractérisent par leur ouverture et leur modération. Il s'agit des forces du pétrodollar qui, à travers certains dirigeants politiques appartenant à l'aile extrémiste de l'actuel gouvernement, écornent l'image de notre pays. Le peuple tunisien est musulman. Il est tout naturellement modéré et refuse la violence. Il est temps qu'il se lève comme un seul homme pour faire face à cette invasion».
Pour les participants à la rencontre de la Fondation Al-Majd, le plus urgent, aujourd'hui, c'est de ne pas trop compter sur un gouvernement laxiste et parfois complice des extrémistes, mais d'aider les Tunisiens à se prendre en charge eux-mêmes et à organiser une résistance pacifique au vent d'extrémisme qui souffle sur leur pays. Pour cela, il convient de récupérer la centaine de mosquées encore dominées par les imams salafistes jihadistes, afin de protéger nos adolescents et nos jeunes de leur néfaste influence. Il convient aussi de rassembler les différentes composantes religieuses du pays autour d'une ''Charte nationale pour l'unité et la paix civile''.