J'aime le mois de Ramadan. Je ne jeûne pas, je ne prie pas mais j'aime le mois de Ramadan. Je suis un incurable bigot dont la dévotion pour les plaisirs interdits est incommensurable.
Par Karim Ben Slimane*
Les plaisirs du Ramadan commencent la veille ou l'avant-veille de son commencement quand le mufti de la république fait son apparition à la télé.
Moment de suspense intense avec à la clef la sempiternelle question: le lendemain sera-t-il le premier jour du jeûne ou aurons-nous encore un sursis pour pouvoir vider quelques Celtia. Quand nous nous attablons chez Bouraoui au bar Awoussou, nous écoutons le mufti dans un silence religieux. L'annonce nous ne laisse jamais indifférents. Si le lendemain est jour de ramadan nous réglons et nous nous allons séance tenante. Si sursis il y a, les cris de joie font décoller la peinture écaillée des vieux murs du bar Awoussou et Bouraoui paye la tournée du patron.
Le mois de la paresse et du farniente
J'aime le ramadan par ce que c'est aussi le mois de la paresse. Je rentre plutôt du travail et je m'adonne insatiablement au plaisir de la sieste. Le bureau tourne au ralenti. Les teints sont blafards et les regards cadavériques. Il ne faut surtout rien demander à personne sinon c'est la crise de nerf. Le manque de sommeil, de nicotine, la soif et la faim transforment mes collègues en bombe à retardement qu'il ne faut surtout pas titiller.
Au cœur de la médina au milieu des vendeurs de malsouka, de pain «mbasses».
Pour ma part, je retrouve mes bonnes habitudes ramadanesques. Vers 10 heures, je prends la direction du café de la gare que tient Sid Ahmed, un petit homme trapu, à la voix rauque et la face joufflue parée d'une large moustache poivre et sel aux extrémités effilées. Sid Ahmed aime tant le mois de ramadan, à vrai dire c'est le mois où il fait le plus gros de son chiffre d'affaire. Discrétion oblige, les vitres du café sont couvertes de papier journal et l'entrée est cachée par un vieux rideau à grosses rayures bleues et blanches. A peine la porte franchie qu'on se retrouve happé par épais nuage de fumée et plongé dans un brouhaha assourdissant. Pas de place pour s'assoir même pas une place au comptoir à peine de quoi tenir debout. J'arrache un sandwich des mains de Gambi, le serveur du café toujours désagréable et rosse, et je lui commande pour la 35e fois un capucin au Nestlé.
Rencontres au café de la gare
Pendant le mois de ramadan au café de la gare on fait souvent de drôles de rencontres. Des gens qu'on ne soupçonnerait jamais de fréquenter une telle latrine pendant le mois saint. Quand nos yeux se croisent, une phrase dont le ton hésitant trahit la sincérité revient toujours, «Tu sais, je suis diabétique, je ne peux pas jeûner, tu comprends»! Avis aux autorités sanitaires : ne faites jamais de sondage sur le diabète pendant le mois de Ramadan, il n'y a que des mythomanes.
Je ne traîne jamais trop longtemps au bureau car, en parfait bigot, je revendique les mêmes droits que tous les autres et plus fondamentalement celui de quitter le travail avant l'heure.
Vers le coup de midi, je suis déjà au cœur de la médina au milieu des vendeurs de malsouka, de pain «mbasses» et de persil. Ça crie de partout, ça pousse et ça se bagarre pour une broutille. La médina renait pendant le mois de ramadan et retrouve toutes ses couleurs. Sur la place de la Rahba, on peut acheter des dattes et des légumes confits, sous les voutes du Essbat du nougat, et plus loin vers l'esplanade de la grande mosquée, de la Zlébia.
Comme tous les Tunisiens, je me remplis les yeux avant de remplir ma panse et comme tous les Tunisiens, je rentre fièrement avec mon couffin plein à craquer.
Zleikha prépare à manger
Quand je rentre ma femme Zleikha est déjà là, elle aussi quitte le travail plutôt que d'habitude. Chaque jour, elle passe une heure au téléphone avec sa mère pour une consultation culinaire à la recherche d'idées car comme toutes les femmes tunisiennes ma douce Zleikha ne sait jamais ce qu'elle va pouvoir cuisiner et cela la stresse beaucoup. A peine je tourne la clef dans la porte que j'entends déjà tonner Zleikha qui piaffait déjà d'impatience pour commencer à préparer le festin de la rupture du jeune.
A chaque fois je me fais remonter les bretelles car j'ai oublié d'acheter quelque chose ou que Zleikha trouve que la qualité des feuilles de malsouka n'est pas bonne. Pourtant je jure par tous les saints que je les ai achetées chez la même vendeuse que d'habitude Oummouk Zineb qui tient son étal dans le vestibule des halles de Bab Jedid. Rien à faire, parlementer avec Zleikha pendant le mois du Ramadan est une entreprise fortement risquée.
Les confiseries traditionnelles: zlébia, mkharek...
De toute façon après ma dure journée de flânerie, l'envie de sieste devient irrépressible. Je me réveille cinq minutes avant la rupture du jeûne. Comme à l'accoutumée Zleikha se surpasse et régale mes papilles avec des mets succulents et variés. Repu je m'avachis dans mon canapé l'esprit vide et imperturbable. Je pense déjà à la partie de rami et au jus de fraises aux amandes. En y réfléchissant un peu la Tunisie doit détenir le record des boissons auxquelles on rajoute des amendes: thé, citronnade, jus tout y passe.
Chicha pomme ou raisin pour ce soir? Je n'ai pas encore choisi, chaque chose en son temps je finis le bol de «bouza» d'abord. J'aime tant le mois de ramadan.
*Spectateur Rigolard de la vie politique tunisienne..