La société tunisienne n'est pas aussi «progressiste» qu'on le prétend. La persistance d'innombrables tabous tend à prouver que le conservatisme y est encore dominant.
Par Samir Bouzidi
Les médias occidentaux aiment dépeindre la société tunisienne comme étant la plus «progressiste» du monde arabe. Pourtant, les interdits à caractères religieux, culturel et politique sont nombreux, immuables et pèsent sur notre société, altérant les rapports sociaux et étant même à l'origine de comportements schizophrènes.
Entre morale publique, tentations humaines et aspirations hédonistes, le Tunisien tangue!
Dans notre pays de culture arabo-musulmane, le fondement de nos principaux interdits est fixé par l'islam qui vise à bannir toute émergence dans le champ public de «déviances» contraires au mythe du musulman pur. Au risque du déni d'une certaine réalité et de laisser développer certains fléaux (alcoolisme, drogues, harcèlement sexuel...), ce modèle dogmatique et irréfragable s'impose à tous ! Du moins, en surface !
Exclusion de la nudité et du sexe
En Tunisie, le tabou «roi» est incontestablement l'apostasie (reniement publique de sa religion) et l'athéisme. Les lois sur le blasphème sont là pour dissuader les «contrevenants». Et, même dans les cercles bourgeois «progressistes», cette position en public vous expose à minima à une marginalisation dans le groupe. Dans les lieux publics et quartiers populaires, la réaction des vis-à-vis peut aller du mépris à la violence physique.
La nudité féminine et le sexe sont frappés du sceau de la «hchouma» (pudeur) publique. Si l'évolution des mentalités a toléré la nudité relative chez les adolescentes et les femmes célibataires, les femmes mariées doivent faire encore preuve d'une grande pudeur.
A la moindre scène de nu et/ou d'amour au cinéma, au théâtre, sur une photographie, les Tunisiens sont pris d'une gêne collective bien palpable. Les sociologues renvoient ce malaise à notre culture musulmane qui nous pénalise dans notre rapport au corps du fait que la figuration est interdite dans l'islam. Paradoxalement, la littérature arabe abonde de références érotiques!
Cette exclusion de la nudité et du sexe hors du champ public n'est pas sans générer des comportements schizophrènes. C'est ce que souligne l'islamologue franco-marocain Rachid Benzine en ces propos rapportés par nos confrères marocains du magazine ''Tel Quel'': «D'un côté, on voit le souci de la préservation de la pudeur et celui de faire respecter une séparation toujours plus stricte des sexes et de l'autre, on entend parler de violences sexuelles de plus en plus nombreuses, de problèmes récurrents de harcèlement sexuel. Chez beaucoup, il y a une haine de la sexualité des femmes et des homosexuels qui s'expliquent d'abord par des frustrations personnelles!»
Au nom de cette haine de la sexualité féminine, la virginité continue à nous être présentée comme un dogme alors que chacun sait que l'hymenoplastie (reconstruction de l'hymen) est une pratique standard voire même un business juteux en Tunisie. De même, les jeunes sont peu à l'aise avec le préservatif car ils se le représentent comme une pièce à conviction tendant à prouver leur déviance par rapport à la norme : «Pas de mariage, pas de sexe!»
Omerta autour du harcèlement sexuel
Malgré les rapports accablants des ONG, on peut s'émouvoir de l'omerta qui perdure autour du harcèlement sexuel, du viol, des violences faites aux femmes (et aux enfants), de la grande précarité des femmes célibataires, du manque de considération des malades du sida et des maladies sexuellement transmissibles (MST)...
Pour les «ultras» de la morale publique, ces causes sont des «non-fléaux» et même des sentences pour ceux et celles qui ont «dévié». Selon eux, elles sont le signe que le système s'autorégule! Au nom d'une morale viciée et profondément machiste, les femmes sont présumées être les premiers responsables de leur harcèlement ou leur viol...! Et l'adultère masculin a pour cause présumée la «provocation» féminine (et non pas l'infidélité masculine)!
Si certains faits sociaux, comme par exemple l'alcoolisme, la prostitution, la drogue, le viol, l'adultère, l'homosexualité, le tourisme sexuel, sont parfois évoqués dans le champ public, ils le sont sous l'angle du fait divers délivrant un message moraliste. Alors qu'ils mériteraient un traitement plus analytique et des positions plus argumentées!
Les maladies mentales, les handicaps physiques et mentaux sont encore trop souvent perçus comme des plaies divines et/ou conséquences du mauvais œil.
Certes, les malades commencent à consulter (mais en catimini) les psychologues et autres psychiatres mais la stratégie des familles par peur d'être stigmatisées consiste bien souvent à voiler ces infirmités que la société ne saurait voir.
Des tabous politiques aussi
Si certains tabous sont gravés dans le marbre, d'autres commencent à s'effriter. Depuis le suicide de Mohamed Bouazizi et des malheureux qui ont suivi, le suicide est admis publiquement à condition néanmoins qu'il serve la cause collective. Là, on parlera de martyr! Sous l'action des ONG et des médias, le racisme (notamment anti-noirs) est enfin démasqué et commence à être dénoncé publiquement. Le sujet est sensible car directement ou indirectement des milliers de Tunisiens vivent de la corruption mais les médias abordent de plus en plus des faits de corruption tout en s'interdisant de dénoncer nominativement même quand les faits sont avérés!
Même notre histoire n'est pas épargnée par les tabous d'ordre politique. De tous temps, la propagande d'Etat a gêné et entravé le travail des historiens. Par exemple, qui peut aujourd'hui évoquer publiquement, sans risques de vindicte populaire, partisane et même judiciaire, les bienfaits de la monarchie des Beys, les dérives et échecs de Bourguiba, les succès de Ben Ali?
Enfin, si la levée récente de certains tabous politiques (comme la mise en cause publique de nos élus et hommes politiques), sont signes d'une réelle avancée démocratique, d'autres tabous naissants ou persistants comme le financement des partis politiques et le patrimoine des élus nous rappellent avec force notre vraie nature politique.
Source : ''Mag00216''.
* Les titres et intertitres sont de la rédaction.