Les gardiens des prisons jouent aux vierges effarouchées et font la grève, aujourd'hui, pour soi-disant défendre l'image et l'honneur de leur métier. Très touchant...
Par Imed Bahri
Sur la photo du rassemblement organisé, mercredi, devant la prison de Mornaguia, à l'ouest de Tunis, par des geôliers – et le mot n'est pas péjoratif car il désigne ceux qui s'occupent des geôles –, l'un des gardiens de prison le plus cynique et le plus sadique que les hôtes de la prison de Mornaguia connaissent proteste contre les scènes de prison de la série télévisée ''Maktoub IV''.
Tout s'achète et tout se vend
Ce feuilleton, on le sait, est réalisé par Sami Fehri, un ex-prisonnier libéré de fraiche date, diffusée depuis le début de ramadan sur EttounsiaTV, et qui décrit, en connaissance de cause, la vie dans les prisons tunisiennes, qui, selon le geôlier et ses pairs, «nuisent à l'image du personnel des prisons».
Devant lui une star féminine, propulsée par les médias «postrévolutionnaires», qui se présente comme une militante de la cause carcérale ou plutôt de la cause des «geôliers».
Derrière les manifestants, des murs, au nombre de 7, avant d'arriver aux cellules où sont entassés plus de 6.000 citoyens tunisiens alors que la prison ne devait en contenir que 2.500, selon toutes les déclarations des officiels. Résultat, trois prisonniers pour un seul lit, qui sont superposés sur trois étages avec 3 mètres du sol pour celui que la mauvaise fortune a placé à l'étage supérieur. Certains se sont cassés des jambes ou des bras en tombant en plein sommeil!
Les anciens de Mornaguia se rappellent, l'année dernière, juste avant le mois saint de ramadan, lorsque les toilettes avaient débordé pendant une semaine dans tous les pavillons, sans qu'on ait pu les déboucher. Elles dégageaient des odeurs nauséabondes au point où certains prisonniers ont commencé à jeûner avant ramadhan pour ne aller le moins possible aux toilettes.
Ils se rappellent des ricanements de ce sinistre sir qui proteste aujourd'hui contre «le film», sans parler de son immense plaisir à les priver par des entourloupettes de la douche hebdomadaire ou en confisquant la fameuse «ftila», une sorte de mèche fabriquée par des prisonniers et vendue à prix d'or, ainsi que la gamelle (50 dinars chacune), car officiellement, il est interdit de faire du feu dans les prisons tunisiennes, alors qu'on vous vend des œufs et des légumes.
Pour récupérer la gamelle et la «ftila», on les rachète à des prisonniers chargés de le remettre en vente dans le grand circuit informel du commerce illicite où on trouve tout, comme l'a si bien décrit le feuilleton.
Qui introduit les portable qui coûte 300 dinars avec puce et chargeur? Qui introduit le cannabis («zatla»)? Qui introduit le Subutex, une pilule tenant lieu de drogue? Pourquoi beaucoup d'argent liquide circule-t-il en prison alors que cela est formellement interdit?
L'administration pénitentiaire dispose de tous les rapports d'enquête sur les «portables» saisis chez des terroristes qui ne se privent pas de joindre leurs chefs à l'extérieur, surtout du temps du ministre nahdhaoui de la Justice, Noureddine Bhiri, et de son effacé successeur, mais elle garde un silence assourdissant sinon complice.
Sami Fehri à sa sortie de prison en septembre 2013: quand on met un journaliste et un réalisateur de télévision en prison, peut-on sérieusement s'attendre à ce qu'il ne témoigne pas de ce qu'il a vu dans l'univers carcéral?
Les «nababs» de prison
Tout le monde sait que des avocats véreux se sont fait une spécialité d'«intervenir» auprès de l'administration pénitentiaire pour avoir des «parloirs spéciaux», le seul endroit où le prisonnier peut avoir un contact direct avec sa famille pour éviter d'attendre des heures dans un endroit crasseux où s'entassent grands criminels, trafiquants de drogue, assassins récidivistes avec des jeunes arrêtés pour avoir fumé un joint, une bagarre à la sortie d'un bar ou des hommes d'affaires accusés de «malversations» ou des vieux prisonniers dont certains ont plus de 70 ans.
Pendant ce temps, des vieilles mères, des femmes avec bébés et enfants et des femmes enceintes peuvent attendre toute une journée sous un soleil de plomb ou sous la pluie ou dans un froid glacial, alors que les «nababs» de prison, riches prisonniers, n'attendent même pas une minute leur tour.
Qui ne sait pas que le paquet de Mars Inter se vend jusqu'à 5 dinars et le Malboro jusqu'à 15, tandis que la petite boite d'harissa peut atteindre les 2 dinars à la «karraka», où s'entassent les «longues peines et les récidivistes» à qui plus personne ne porte le fameux couffin.
Dans ce monde impitoyable et sans humanité règne toute sorte de corruption et d'exactions, comme l'incarcération pendant 10 jours dans le «siloun» sur simple décision d'un gardien, avalisée par un pseudo-comité, nous renvoie au haut moyen-âge.
Dans ce cachot sombre, humide, sale, avec un simple trou faisant fonction de toilettes, sont jetés des êtres humains sans aucun jugement légal, avec pour simple nourriture la soupe («al-sobba») servie dans des citernes sales, et dormant à ras le sol sur le ciment.
Tout le monde connaît cette triste réalité et tout le monde se tait. Lesdites organisations des droits de l'homme, comme la LTDH, envoient, de temps en temps, quelqu'un pour avoir bonne conscience. Celui-ci est pris en charge par l'administration de prison qui lui fait faire une visite guidée après avoir désigné des prisonniers-indicateurs pour parler au nom des autres, qui se taisent par peur des représailles possibles. Le rapport dudit défenseur des droits de l'homme finira dans les étagères des bureaucrates du ministère de la Justice.
Les membres de la LTDH, dont des dirigeants n'ont jamais mis les pieds dans une cellule et ont plutôt une vision virtuelle de la réalité des prisons, semblent plus occupés à défendre leurs carrières politiques.
La loi du plus fort
Pour les prisonniers, ces défenseurs, qui arrivent souvent habillés bon chic bon genre, ne sont que des auxiliaires de l'administration. La réalité semble leur donner raison. Les prisonniers dits de droit commun sont ignorés de tous et ne peuvent compter que sur leurs familles quand ils en ont. Ce ne sont pas en général des saints et, en prison, ils continuent à agir en délinquants pour la plupart d'entre eux. Certains sont de la racaille mais d'autres de simples citoyens qui ont commis des erreurs.
En prison, un ordre social s'établit selon la loi du plus fort, en somme la loi de la jungle et le rôle de l'administration, qui représente l'Etat, est censé être d'imposer la loi. Mais entre les deux lois, celui de la jungle et celui d'une société civilisée, c'est la première qui triomphe dans le milieu carcéral tunisien.
A qui la faute? Sûrement pas à l'administration qui manque de moyens, de cadres et de formation! C'est la faute aux responsables politiques avant et après le 14 janvier 2011. Si, avant, la politique carcérale était basée sur la répression à outrance, elle prêche actuellement par un laisser-aller et un manque de visibilité criant.
On ne naît pas «geôlier», on le devient
Quant au métier de gardien de prison, il faut savoir que l'on ne naît pas «geôlier», on le devient. D'ailleurs, les jeunes recrues, souvent recrutés parmi «les insurgés», arrivent avec leur humanité, bien fringués comme pour afficher leur supériorité par rapport aux prisonniers, mal vêtus, mal rasés, souvent sales et parfois ayant même la gale, avant d'apprendre, auprès des «anciens», toutes les ficelles pour casser la résistance des prisonniers et «rentabiliser» leur métier.
Le passage en grade est leur objectif principal et cela dépend de leurs chefs. C'est ainsi que se perpétue le «système». Un système que, depuis la fameuse réforme de Kheireddine Pacha qui avait construit «la nouvelle prison» («Habs Al-Jadid), aujourd'hui détruite et remplacée justement par Al-Mornaguia, n'a connu aucune véritable réforme, malgré tous les discours pompeux, les subventions internationales amassées et les promesses jamais tenues.
Le pire, c'est que les anciens locataires qui, par une des ruses de l'histoire, en sont devenus les maîtres n'ont fait qu'aggraver les tares. Un seul espoir pour les détenus: «Al-hayy irawwah» (Seul celui qui survit à la prison peut s'en sortir)!
Illustration: Des gardiens de prison manifestent mercredi 2 juillet devant la prison de Mornaguia.
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