Juives de Djerba Banniere

L'auteure s'intéresse aux mutations de la communauté juive de Djerba et, notamment, au parcours d'Hanna et Alite Sabban et leur école des filles...

Par Lucette Lagnado*

Par centaines, elles se sont réunies pour une cérémonie prénuptiale sur cette île touristique en Tunisie. Là, en plein cœur du monde musulman, la foule des invités parlent arabe. La troupe musicale qui divertissait les convives jouait des mélodies arabes tapageuses.

Pourtant, les visiteurs sont des juifs orthodoxes – aussi pieux qu'on peut l'être lorsqu'on est juif. Par respect pour la tradition, la future mariée, Oshrit Uzan, a dû donner un coup d'arrêt à sa carrière professionnelle de propriétaire de salon de beauté pour entamer, comme il se doit, ce nouveau départ de sa vie. Un jour, elle pourrait reprendre son travail, pense-t-elle, mais cela dépendra du feu vert de son futur époux: «Sa permission est une obligation absolue», reconnaît-elle.

Juifs et attachés à leur appartenance tunisienne

Isolés dans un petit secteur de la plus grande île de la région nord-africaine, les juifs de Djerba sont considérés comme les derniers juifs arabes – et ceci est à peine une exagération. A travers le reste de la région moyen-orientale, les communautés juives ont sensiblement décliné, durant le demi-siècle dernier, depuis la création de l'Etat d'Israël, en 1948. Avant cette date, il y avait un total de plus de 850.000 juifs qui étaient répandus à travers le monde arabe. Aujourd'hui, ce nombre a très sensiblement chuté à 4.000 ou 4.500, selon l'association à but non-lucratif Justice pour les Juifs des pays arabes (JJAC, en anglais).

Mariage juif à Djerba

Les juifs djerbiens sont attachés avec beaucoup de conviction à leur appartenance tunisienne.

Certains pays comme l'Algérie et la Libye, qui avaient une communauté juive assez importante, n'auraient pratiquement plus de résidents juifs. L'Egypte, qui comptait, vers la fin des années 1940, 75.000 juifs très présents dans la vie économique et sociale du pays, n'en a plus, aujourd'hui, que quelques dizaines. Seul le Maroc – pays qui, jadis, abritait 265.000 juifs – a une communauté juive de quelque 2.500 membres dont la plupart appartiennent aux 2e et 3e âges.

Alors que d'autres juifs tunisiens, par crainte de la persécution, ont opté pour l'émigration vers Israël et la France, leurs coreligionnaires djerbiens se sont attachés avec beaucoup de conviction à leur appartenance tunisienne et ont toujours cru en leur avenir insulaire. Cette communauté djerbienne, dont le nombre a chuté à un peu moins de 700 personnes vers la fin des années '90, alors qu'elle a plafonné, en 1948, à plus de 5.000 membres, a recommencé à croître, lentement mais sûrement, ces dernières années.

Bien que les départs vers Israël, la France et l'Europe se poursuivent, cette émigration a été amplement compensée par le nombre croissant des jeunes familles juives qui ont décidé de rester en Tunisie. Actuellement, selon les dirigeants de la communauté juive, l'île de Djerba compte environ 1.000 membres.

Les inquiétudes que peut susciter la montée de l'antisémitisme en France avec, notamment, l'attaque, en janvier dernier, contre la supermarché parisien Hyper Cacher, donnent raison au Grand Rabbin de Tunisie qui a dit et répété depuis de nombreuses années qu'il n'existe aucun endroit plus sûr et plus hospitalier pour les juifs (que l'île de Djerba, Ndlr).

«Les juifs de Djerba sont concentrés dans une seule partie de l'île et c'est ce qui a toujours permis au gouvernement de mieux nous protéger», déclare Haïm Bittan, le Grand Rabbin. Résidant sur l'île, Bittan est également convaincu que la profonde spiritualité de la communauté juive lui offre aussi une protection à toute épreuve. «Nous avons foi en Dieu et croyons que si nous respectons ses lois et ses commandements, il nous gardera toujours contre tout mal», dit-il.

Mariage juif à Djerba

Les juifs tunisiens restent très attachés aux traditions séculaires. 

Le gouvernement tunisien a toujours accordé la plus haute importance à ce que la population juive de Tunisie soit stable. Même au lendemain de la révolution de 2011, les nouveaux dirigeants du pays ont tenu à ce que les juifs de Tunisie vivent en toute sécurité.

Djerba a toujours compté sur son industrie touristique lucrative et la Tunisie n'a jamais perdu de vue cette manne financière en insistant sur la tolérance et la modération du pays. Et le fait d'avoir une communauté juive importante en Tunisie fait partie de cette stratégie diplomatique du pays.

Les dirigeants de la communauté juive de Djerba, que l'assimilation inquiète au plus haut point, tiennent à ce que les contacts avec les 150.000 musulmans de l'île soient limités. Regroupés dans la Hara El-Kbira, le quartier juif principal, ils parlent l'arabe et l'hébreu – et très peu d'entre eux parlent le Français.

La modernité avance, malgré tout...

En 2002, un camion-citerne de gaz naturel bourré d'explosifs a sauté devant la légendaire synagogue de la Ghriba, située à la Hara Sghira, le plus petit des deux quartiers juifs de l'île. L'attentat avait fait 19 morts (14 touristes allemands, 3 Tunisiens, un Franco-Tunisien et un Français) et une trentaine de blessés. Depuis cette date, les autorités tunisiennes ont renforcé la sécurité sur l'île et il n'y a plus eu qu'un seul incident mineur, le printemps dernier, lorsque deux commerçants juifs ont été attaqués par des agresseurs et s'en sont sortis avec des blessures mineures. (...)

Sur le long terme, la menace la plus sérieuse menace qui pèse sur les juifs de Djerba ne proviendrait pas de l'extérieur mais plutôt de l'intérieur même de la communauté juive. Les juifs ont vécu sur cette légendaire île depuis des siècles et, certains soutiennent même, depuis les temps bibliques. Les traditions anciennes façonnent les détails les plus infimes de la vie des juifs djerbiens. Mais la modernité empiète petit à petit sur cette authenticité: les laptops, iPhones et téléviseurs sont désormais omniprésents.

Bien plus qu'aucun autre souci, le plus gros point d'interrogation concerne le statut social de la femme juive.

Presqu'absentes totalement sur le marché du travail, les juives djerbiennes ont toujours suivi les règles strictes d'une vie traditionnelle où leur existence n'a de sens – et où leur rôle se limite exclusivement – à prendre soin de leurs époux et leurs familles.

La résultante évidente de ce type d'organisation sociale et culturelle a été un taux de natalité exceptionnel. Selon les dirigeants de la communauté, les femmes juives djerbiennes donnent naissance, en moyenne, à 4 ou 5 enfants. Certaines atteignent des records de 10 ou 12 enfants. C'est ce qui a conduit à une explosion démographique, ces dernières années, et à un rajeunissement de la population juive de l'île de Djerba, avec un taux de 50% des membres de la communauté appartenant à la tranche d'âge de 20 ans et moins.

Dans la capitale Tunis, au contraire, il ne reste plus qu'entre 300 et 400 juifs et la plupart d'entre ces derniers sont d'un âge avancé et dépendants.

Youssef Wazan, président de la communauté, explique que les juifs de Djerba s'en sont mieux sortis que d'autres juifs arabes précisément parce qu'ils ont su résister aux tentations des temps modernes – y compris à l'assimilation et au changement du rôle de la femme.

«Ecoutez, c'est bien simple, les juifs de Tunisie avaient leurs libertés... et ils ont tous choisi de partir», dit-il. Il ajoute: «Nos synagogues sont pleines à craquer toute la semaine et le jour du sabbat nous ne travaillons pas. En France, par exemple, vous ne trouverez pas cela, même pour le jour de Yom Kippour. C'est bien pour cette raison que nous ne voulons pas de la modernité.»

Pourtant, quelque part en marge de la société et par petites touches subtiles, les juives djerbiennes font bouger les choses. Les cousines Alite et Hanna Sabban, qui ont lutté avec beaucoup de détermination pour offrir aux jeunes juives une meilleure éducation, sont des agentes efficaces de ce changement.

Hanna et Alite Saban

Hanna et Alite Saban.

Elles sont loin d'être radicales dans leurs revendications. Mariées à deux frères, Hanna (34 ans) a 4 enfants et Alite (33 ans) est mère de 7 enfants. Elles n'ont pas atteint un niveau d'éducation élevé. Elles sont profondément attentives aux préceptes de leur religion et adhérent sans réserve aux rôles traditionnels de la juive djerbienne en tant qu'épouse et mère de famille. Cependant, elles ne se privent pas de critiquer les échecs de leur culture vis-à-vis de la femme et pensent que, même dans les limites qu'imposent les croyances conservatrices djerbiennes, il y a beaucoup à faire et assez de marge de manœuvre pour faire évoluer les choses.

Pour les cousines Sabban, cela ne peut plus suffire

L'éducation des filles n'a jamais figuré parmi les plus hautes priorités de la communauté juive de Djerba. Historiquement, en effet, les filles ne recevaient tout simplement aucune éducation et elles sont restées, pour la plupart, illettrées jusqu'au 20e siècle.

Quant aux garçons, l'éducation, pour le moins leur instruction religieuse, a toujours été d'une grande importance pour les juifs djerbiens. Ils étudient l'hébreu et la Torah, du matin au soir, sous la direction des rabbins. Ce type d'éducation a été officialisé avec l'établissement, à partir des années 1960, des yeshivot, ces écoles juives modernes.

Pour ce qui est de l'éducation des filles, elle en restait pratiquement au même point, avec une rare exception, celle de la tentative, au début des années 1950, de David Kidouchim qui a lancé une école pour jeunes filles pour l'apprentissage de la lecture et l'écriture de l'hébreu. Bien qu'étant une expérience à temps partiel, avec ses deux courtes heures d'enseignement par jour, l'école de Kidouchim a été transformationnelle et son initiateur est devenu un héro de la communauté locale.

Pour les cousines Sabban, cela ne peut plus suffire aujourd'hui. «Lorsqu'une fille fréquente l'école à raison de 2 heures par jour, seulement, que peut-elle vraiment apprendre?», s'interroge Alite. «Nous souhaitons qu'elle puisse étudier plus. Nous souhaitons qu'elle ait la chance de pousser encore et nettement plus haut le niveau de son instruction», répond-t-elle.

En revendiquant ce droit à plus de savoir, les Sabban s'appuient sur leur expérience personnelle. Hanna, la plus chanceuse des deux, a eu des parents qui ont eu le courage de l'inscrire au lycée public qui se trouvait hors du quartier juif de l'île. Cependant, cette expérience a été d'une courte durée et Hanna a dû mettre un terme à cette aventure à l'âge de 14 ans, bien avant l'obtention du baccalauréat.

Hanna et Alite ont formé un duo inséparable en raison de leurs frustrations partagées et de ce sentiment fort que la vie pour une fille juive peut être une existence bien meilleure – même dans les limites de ce qu'imposent la foi et la tradition.

A l'âge de 8 ans, le jour où sa famille quitta Djerba pour s'installer à Marseille, Alite a pu apprécier ce qu'une éducation d'un tout autre genre pouvait être. Durant son court séjour de deux années dans le sud de la France, elle s'était trouvée dans la même situation que tous les enfants français de son âge – c'est-à-dire, qu'elle a fréquenté l'école quotidiennement du matin jusqu'à tard dans l'après-midi, voire parfois jusqu'au début de la soirée. «J'aimais vraiment aller à l'école. J'ai vraiment aimé cette vie d'écolière», se souvient-elle. Puis, ses parents ont décidé de retourner à Djerba, et elle s'est retrouvée une nouvelle fois à El-Hara, à ne rien faire pour une bonne partie de la journée et pendant tous les jours de la semaine.

Hanna se rappelle avec beaucoup d'émotion de ces instants nombreux et longs où elle et Alite construisaient l'école de leurs rêves. Puis, un jour en 2006, ayant atteint leur vingt-cinquaine, les deux juives djerbiennes ont décidé de se jeter à l'eau et de mettre à exécution leur plan. Elles ont débuté par l'organisation de cours hebdomadaires pour une douzaine d'écolières. Ensuite, elles ont essayé d'officialiser leur entreprise avec une quinzaine d'écolières.

Mais, leurs efforts n'étaient pas aussi encourageants qu'elles ne le souhaitaient, puisque plusieurs de leurs élèves ont dû abandonner, et les cousines Sabban se sont retrouvées avec 9 ou 10 élèves qui assistaient presque régulièrement.

Les deux femmes ont rencontré de nombreux obstacles. La collecte de fonds pour la réalisation de leur projet a été une expérience particulièrement très difficile et aurait pu, à tout instant, le faire échouer avant même qu'il n'ait vu le jour – notamment en raison de certaines tracasseries légales et administratives qui ont fait traîner l'achat d'une maison abandonnée appartenant à un colon français qui a quitté la Tunisie, au lendemain de l'indépendance.

Pour Haïm Bittan, la logique de l'école est évidente

Elles ont eu à faire face également au problème quasiment insoluble du recrutement d'enseignants qualifiés parmi les membres de la communauté juive. Certaines des candidates aux postes d'enseignantes étaient mariées et avaient donc la charge de leurs propres enfants. Hanna et Alite ne se sont pourtant pas découragées et les ont tout de même recrutées, en dépit du tabou de la femme travaillant en dehors du foyer.

Hara Kebira à Djerba

Hara Kebira, le principal quartier juif à Djerba.

Cependant, l'obstacle financier était, de très loin, le plus insurmontable. Aucune des cousines Sabban n'avait les moyens matériels pour lancer cette entreprise sur ses propres ressources. Hanna et Alite durent accepter de revoir leur rêve à la baisse et d'accepter, au début, de donner leurs cours dans une synagogue.

Alors que le projet se mettait en place, le chemin des Sabban a croisé celui d'un allié crucial, l'American Jewish Joint Distribution Committee ou le 'Joint', ainsi qu'on appelle communément cette organisation internationale d'aide humanitaire qui a joué, pendant de nombreuses décennies, un rôle discret et très important dans l'assistance des juifs de Djerba. Cette grande institution d'assistance, basée à New York, dépense annuellement des centaines de millions de dollars à venir en aide et à financer des projets humanitaires destinés aux communautés juives dans le besoin.

Yechiel Bar-Chaïm, un citoyen américain âgé de 69 ans qui a représenté le Joint en Tunisie pendant de nombreuses années, raconte qu'à un moment –il ne se souvient plus exactement de l'année – Hanna Sabban s'est présentée à lui pour lui parler de son projet d'école des filles. A la suite de 2 ou 3 rencontres, et après quelques visites sur le terrain, il a accepté d'associer le Joint à cette aventure. «Il y avait une nouvelle génération prête pour un niveau plus élevé de savoir et pour un nouveau développement personnel qui ne pouvait inspirer, de ma part, que l'adhésion et le soutien», se souvient Bar-Chaïm.

La vie au sein du quartier juif a toujours été soumise à certaines règles inviolables dont l'application est une responsabilité principale du Grand Rabbin. Ainsi, le sort de l'école des filles juives des cousines Sabban allait dépendre de l'approbation ou du rejet de Haïm Bittan. Or, ce dernier n'a pas hésité un seul instant pour accorder son aval. Pour lui, la logique était évidente qu'une école pour les filles juives à El-Hara leur évitera le déplacement hors du quartier...

De ce feu vert de Haïm Bittan allaient découler tout aussi logiquement les autres évidences: l'école a pu se procurer les livres dont elle avait besoin et s'équiper de photocopieuses, d'ordinateurs et même de climatiseurs.

Plus rien, donc, n'allait être difficile pour les cousines Sabban et leur école (...)

Durant les dernières années, le Joint a dépensé annuellement entre 100.000 et 200.000 dollars dans divers projets et, en 2013, ses financements ont atteint les 338.748 dollars, dont le plus gros a servi à soutenir l'école des filles des Sabban.

Bar-Chaïm a également été l'allié d'Alite et Hanna dans leur lutte contre une certaine résistance au changement culturel de la communauté juive de Djerba. Il fallait trouver la voie médiane et les cousines Sabban ont inventé le compromis qui donne satisfaction à la fois à la tradition et la nouveauté: tout en fréquentant leur école, les écolières juives se doivent aussi d'assister aux 2 heures de cours religieux.

En septembre 2012, la communauté juive s'est réunie pour décider officiellement du nom à donner à l'école des cousines Sabban, qui est désormais bel et bien lancée. La suggestion d'Hanna et Alite a été unanimement adoptée: l'école s'appelle ''Kanfei Yonah'' (''Sur les ailes d'une colombe'' en hébreu).

(...) L'école des Sabban a certes pris son envol et le projet semble en bonne voie, mais les résistances et les incertitudes persistent.

Elles aussi, Alite et Hanna sont déterminées à réussir leur pari. Elles tirent déjà amplement satisfaction du fait que leur école fonctionne avec des enseignantes dont la moitié sont mariées – ce qui représente, en soi, un changement radical des us et coutumes de la communauté juive de Djerba. En outre, plusieurs des enseignantes reprennent leur travail presqu'immédiatement après leur accouchement...

Autre signe qui conforte l'ambition des Sabban: l'an dernier, les tracasseries administratives qui bloquaient l'achat des nouveaux locaux de leur école ont été définitivement résolues et la bâtisse qui tombe en ruine leur appartient. A présent, il va falloir tout démolir pour construire du neuf, du solide, du confortable et de l'agencé – pour un coût total estimé à 600.000 dollars!

Alite et Hanna ne se découragent pas. Elles prennent leur temps: elles construiront l'école de leurs rêves par étape.

Elles commenceront par un premier niveau et par une première aile.

Elles ont appris à attendre. Elles sauront patienter encore...

Texte traduit de l'anglais par Marwan Chahla

*Ce reportage de Lucette Lagnado a été publié par le ''Wall Street Journal'' (WSJ), le 13 février dernier, sous le titre de «The Last of the Arab Jews | Tunisian Jewish Enclave Weathers Revolt, Terror; Can It Survive Girls' Education?»

**Les titre et intertitres sont de la rédaction.
*** Photos: Daniella Zalcman.

{flike}