«Oui, il y avait parmi nous, des ex-Rcd, des policiers et des prisonniers en fuite!», affirme Ahmed*, jeune tunisien originaire de Tataouine, passé par les camps italiens et arrivé en France, dans un entretien avec nos confrères de ‘‘00216’’. Propos recueillis à Paris par Samir Bouzidi
‘‘00216’’: C’est bien la France?
Ahmed: Pour l’instant (sourire), je ne réalise pas vraiment, je suis encore très éprouvé par mon périple.
Tu es arrivé quand ?
Il ya deux jours…
Quelle est la première chose que tu as faite?
J’ai été au Publinet pour appeler mes parents et les rassurer que j’étais bien arrivé (air pensif).
Ils te manquent?
Oui… mais tout ça c’est un sacrifice que j’ai fait pour eux. Je suis l’ainé et je me devais de tout tenter pour améliorer leur sort et celui de mes frères et sœurs.
Comment t’es venue l’idée de cette aventure?
La misère! J’ai un Bac + 2 et je travaillais au noir et à la journée dans un commerce à Tataouine pour seulement 10 dinars par jour. Je gagnais à peine de quoi payer mes cigarettes et de quoi rester propre. A 24 ans, j’aspire à fonder une famille et surtout ne plus être une charge pour mes parents. Dans ma famille, nous sommes trois au chômage. C’est trop de charges pour le maigre salaire de mon père !
Et donc, tu as entendu parler d’un plan à Zarzis?
A Tataouine, on avait eu vent que certains étaient déjà partis et avaient réussi à gagner la France. Au café, entre jeunes, on s’est échangé des contacts de personnes à Zarzis qui pouvaient tout organiser…
Ces passeurs à Zarzis sont tunisiens?
Oui (ton hésitant).
Donc, tu as prévenu tes parents et tu es parti?
Oui, ça s’est fait en 3 jours, le temps de collecter la somme demandée…
Combien ça t’a coûté?
Pour moi, 2.000 dinars mais d’autres ont payé jusqu’à 4.000 dinars. Ça dépend du bateau et de l’organisateur… Ensuite, il faut compter environ 1.000 euros pour rejoindre la France depuis l’Italie.
C’est une somme importante, tu t’es endetté?
Oui auprès de la famille et des amis. Je les rembourserai dès que je trouverai un emploi.
Avec une telle somme, tu aurais pu rester et créer un commerce surtout qu’en Tunisie les choses sont maintenant plus simples?
Rien n’a changé pour moi. Autour de moi c’est la même misère. C’était le moment ou jamais!
Raconte-nous ton départ de Tataouine pour Zarzis ?
Après un rendez-vous fixé par téléphone pour le lendemain avec mon correspondant à Zarzis, j’ai pris le minimum (vêtements chauds) et pris soin de laisser à la maison tous mes papiers (passeport, carte d’identité…) pour éviter d’être identifié si j’étais repris en Italie ou en France. Tôt le matin, j’ai pris le louage, la gorge serrée après des adieux émouvants avec mes parents. Cette nuit là, ma mère n’a pas dormi et veillait sur moi. Au petit matin, elle m’attendait éveillée devant la porte de ma chambre. Pour elle, j’allais disparaitre pour toujours! (air songeur)
Une fois arrivé à Zarzis, je me suis rendu au point de rendez-vous dans un café de la ville. Après des négociations avec mon contact, j’ai remis la somme convenue à mon interlocuteur et en échange il me donna rendez-vous le soir même à un point précis du port pour un départ immédiat
Laisser une telle somme à un inconnu sans aucune garantie en retour, ce n’est pas un peu risqué?
Oui, mais on est obligé de faire confiance. J’étais anxieux toute la journée car j’avais entendu que la semaine précédente, 200 personnes avaient été arnaquées de 3.000 DT chacune. Au point de rendez-vous qu’on leur avait fixées, il n’y avait ni bateaux ni passeurs. D’autres témoignages font état de traversées écourtées vers Sfax sous prétexte que les carabiniers italiens étaient sous alerte. Dans ces cas, le préjudice est énorme car vous n’êtes jamais remboursés et bien entendu vous ne pouvez vous plaindre à personne…
Parle-nous de ta traversée?
Nous étions environ 250, serrés comme des sardines. Nous avons embarqué et amarré en pleine nuit. Dans le port, il n’y avait ni policiers ni militaires à la ronde. Les organisateurs nous ont dit qu’on n’avait rien à craindre de ce côté là, nous laissant comprendre que les agents de l’ordre étaient soit occupés ailleurs soit qu’ils avaient été «achetés».
Le moment le plus délicat est l’embarquement où chacun veut passer avant l’autre. Tous les coups son permis, des bagarres ont éclaté avec pour certains des blessures au couteau.
La traversée a duré 25 heures. On est des privilégiés par rapport à d’autres bateaux qui sont restés en mer près de 5 jours. Le plus insupportable, ce sont les conditions d’hygiène et le manque d’eau. Au fil des heures, la fatigue remplace la peur. A bord, vous ne trouvez pas le sommeil car votre vie est en jeu et vous ne pouvez pas compter sur la solidarité de vos compagnons d’infortune.
Les bateaux venaient de Tunisie ou de Libye?
Non, ceux que j’ai vus étaient tous Tunisiens. C’est un bon business pour un pêcheur même s’il sait que son bateau sera réquisitionné. Avec la somme rondelette encaissée, il peut changer de métier ou acheter un bateau moderne avec toutes les dernières options…
On dit que parmi vous, il y avait des ex-Rcd, des policiers et des prisonniers en fuite?
Oui, je confirme que tous ne venaient pas comme moi pour chercher du boulot en France ou en Europe. D’ailleurs, dans le bateau, tout le monde se méfiait de tout le monde car on a surpris certaines attitudes, certaines conversations… A bord, c’était tendu!
Quelles attitudes, quelles conversations?
Certains étaient soulagés de ne plus pouvoir être repris…! (Gêné, il ne veut pas en rajouter).
Quels étaient les profils de tes compagnons de bord?
Tous très jeunes (moins 25 ans), très majoritairement des hommes. Le plus jeune avait 16 ans, il nous a dit qu’il avait payé 3.000 dinars et venait rejoindre son oncle en région parisienne. Sur d’autres bateaux, il y avait des familles….
Après 25 heures, vous touchez au but: l’Europe, l’Italie?
Nous sommes arrivés tous exténués en pleine nuit sur les côtes de Lampedusa. Nous avons aussitôt été cueillis par les gardes-frontières italiens accompagnés de travailleurs humanitaires. Ces derniers ainsi que la population se sont très bien occupés de nous.
Apres deux interrogatoires au Centre de Lampedusa, nous avons été transférés vers Bari. Là-bas, on a subi un seul interrogatoire et lorsque les carabiniers ont été rassurés sur nos intentions de quitter l’Italie pour la France, ils nous ont laissés partir dès le lendemain.
J’ai aussitôt appelé des amis à Milan et une fois le rendez-vous pris avec eux, j’ai pris le premier train. Dans le train, j’ai rencontré deux jeunes de Kebili que j’avais croisé dans le bateau. Nous avons veillé à payer tous nos billets de train pour éviter d’être signalés par les contrôleurs et repris par la police.
Comment s’est passée la traversée de la frontière française?
Mes compagnons de Kebili ont décidé de tenter l’aventure à pieds avec un guide qu’ils ont payé chacun environ 300 euros.
Moi, on m’avait renseigné que si je prenais le dernier train pour Nice via Vintimile, il y avait moins de risque de contrôles à cette heure. J’ai tenté ma chance et ça m’a souri. Ensuite, avec l’aide de Dieu j’ai pu regagner Paris après un voyage de 12 heures en train.
Au total, combien de temps a duré ton périple?
Depuis le départ de Zarzis, 5 jours!
Comment occupes-tu tes premières journées à Paris?
Pour l’instant je récupère et je prends des contacts pour essayer de trouver un travail au noir dans un restaurant ou autre. Au quotidien, je suis sur mes gardes car ici les policiers sont plus présents et moins complaisants qu’en Italie…
Je discute régulièrement avec des sans-papiers tunisiens qui sont en France depuis des années. Avec la crise ici et le changement en Tunisie, beaucoup envisagent de rentrer dès qu’ils auront mis un peu d’argent de côté. Qu’est ce tu en penses?
Peut-être que dans quelques années, je penserais à rentrer mais pas avant d’avoir amélioré ma situation et rembourser ma dette!
Les Tunisiens de Paris se méfient beaucoup de ces nouveaux de Lampedusa. Ils me disent que c’est impossible de distinguer quelqu’un comme toi qui vient chercher honnêtement du boulot et des criminels ou ex-Rcd. L’as-tu ressenti?
Oui et je ne peux pas leur en vouloir car certains de mes compagnons sont de vrais voyous. J’ai effectivement senti que les Tunisiens d’ici sont moins accueillants que ce qu’on m’avait présenté. Il ne faut pas que vous fassiez l’amalgame!
Moi, j’ai tout de même la chance d’avoir deux très bons amis sur qui je peux compter.
Dans le quartier de Belleville (Paris), des commerçants tunisiens et des riverains commencent à se plaindre des agressions et de l’alcoolémie publique de ces nouveaux arrivants. Cela ne les encourage pas à vous venir en aide! Tu comprends?
Oui je suis au courant de ces agissements! Ces voyous nous causent beaucoup de tort. On les évite car on sait qu’en les fréquentant, on sera vite repris!
* Pour des questions de sécurité, le prénom a été modifié !