Entretien avec Tahar Cheniti, secrétaire général du Croissant rouge tunisien (Crt) et fervent défenseur de la cause humanitaire en Tunisie, propulsé sur les devants de la scène par le problème des réfugiés en provenance de Libye.


Depuis sa création, voilà plus d’un demi-siècle, on n’avait jamais autant parlé du Crt. Confronté à de nouveaux défis, il est déterminé à faire face, avec l’aide de ses nombreux partenaires et de tous les Tunisiens.

Kapitalis : En septembre dernier, vous réunissiez les médias autour d’une même table pour rendre plus visible l’action du Crt. Qu’en est-il aujourd’hui?
Tahar Cheniti: La situation a bien changé. Auparavant, nos moyens et nos missions étaient relativement limités, et le gouvernement ne nous soutenait que très peu financièrement, notre principe étant de rester neutre, impartial et apolitique. Alors que notre action et celle de nos partenaires restait plutôt discrète, la révolution tunisienne nous a mis au-devant de la scène, et a généré de grandes attentes de la part des Tunisiens.
En plus de faire face sur le terrain à des situations d’urgence inédites dans notre pays, nous devons maintenant communiquer sur nos actions et nos valeurs, et accueillir au mieux les volontaires qui affluent chez nous depuis plusieurs semaines.
Aujourd’hui, notre mission s’est élargie, nos besoins ont augmenté et nous ne pouvons pas décevoir. Pour cela, nous comptons sur le soutien de nos partenaires de toujours que sont la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (Ficr), le Comité international de la Croix-Rouge (Cicr), le haut Commissariat pour les réfugiés (Hcr) et l’Organisation internationale pour la migration (Oim).
Notons que tous ces organismes ont un pied-à-terre dans notre pays et que la Tunisie constitue une véritable base humanitaire dans la région.



Quelles ont été les actions du Crt depuis le début des événements en Tunisie?
Dès le mois de décembre, nous avons soutenu les populations sur le terrain, et ouvert un compte bancaire au profit des régions les plus touchées. Nous bénéficions d’un important capital sympathie en Tunisie, ce qui nous a permis de rester proches de la population alors même que les autorités dans leur ensemble étaient discréditées.
Nous avons ensuite été présents à la frontière libyenne dès le 21 février avec l’ensemble de nos partenaires tunisiens et étrangers, et ouvert un deuxième compte bancaire dédié à la gestion de la crise libyenne.
A ce jour, plus de 160.000 personnes ont franchi la frontière et nous avons tout mis en œuvre pour leur assurer le meilleur accueil possible: distribution de couvertures, de kits d’hygiène, de nourriture et d’une aide psychologique, mise en place d’installations sanitaires, raccordement en eau potable, mise à disposition de lignes téléphoniques pour appeler leurs familles.
Notre priorité a consisté, avec l’aide de la communauté internationale, à rapatrier au plus vite les migrants et nous avons aujourd’hui chaque jour plus de départs que d’arrivées.
Nos camps peuvent accueillir 20.000 personnes, et nous nous préparons à passer à 50.000 d’ici quelques jours. La situation en Libye et à la frontière peut s’inverser d’un jour à l’autre, et nous devons être préparés au pire.

Quels sont les défis auxquels vous devez faire face aujourd’hui ?
Nous continuons à gérer au jour le jour la situation à la frontière pour assurer le meilleur accueil possible aux migrants ; nous sommes toutefois très préoccupés, car si la situation ne s’améliore pas rapidement en Libye, nous craignons de nouveaux afflux massifs, ainsi que l’arrivée de la saison chaude qui posera de nouveaux problèmes sanitaires et qui rendra beaucoup plus pénibles les conditions de vie dans les camps.
Notre deuxième priorité consiste à rapatrier les migrants dans leur pays d’origine au fur et à mesure des arrivées, afin de garder la situation sous contrôle et pour que le tourisme puisse repartir à Djerba, un de nos pôles touristiques. Nous nous heurtons toutefois au problème des ressortissants de pays comme la Somalie, l’Irak ou la Palestine qui peuvent difficilement rentrer chez eux et pour qui les portes de l’Europe, des Etats-Unis ou du Canada ne sont pas prêtes de s’ouvrir.
Enfin nous avons un devoir d’assistance envers les Tunisiens, originaires pour la plupart des régions défavorisées, qui sont rentrés de Libye après avoir tout perdu, et envers les dizaines de milliers de Tunisiens toujours en Libye.

Etes-vous optimiste?
Je le suis, car notre horizon s’est éclairci ces dernières semaines et parce que les raisons d’espérer ne manquent pas. Je suis optimiste, parce que nos citoyens ont été remarquables ; je parle aussi bien de nos volontaires qui ont fait la preuve de leur détermination et de leur efficacité sur le terrain, que du peuple dans son ensemble.
Les Tunisiens ont oublié leurs propres besoins, et nous avons vu affluer des caravanes humanitaires de partout, y compris de Sidi Bouzid ou de Kasserine. Je tiens aussi à saluer chaleureusement les habitants des villes avoisinantes, comme Ben Guerdane, qui se sont montrés tout simplement exemplaires. Ensemble, les Tunisiens ont montré l’image d’un peuple généreux, moderne et solidaire, même dans les situations les plus difficiles. Autant de raisons de croire dans notre pays, et dans sa capacité à relever les défis économiques, sociaux et humanitaires auxquels nous sommes aujourd’hui collectivement confrontés.

Propos recueillis par Emmanuelle Houerbi