En plus des grèves et des sit-in, Tunis a vécu les deux derniers jours au rythme des affrontements entre des bandes de quartiers au cœur de Sidi El Béchir et environs, à la sortie sud de la capitale. Reportage.
A voir la scène de loin, car impossible de pénétrer dans un quartier chauffé à blanc. Le risque de se faire attaquer à tout moment n’est pas impossible et les passants ne sont pas épargnés. Impossible de croire ce qui se passe dans les ruelles et les rues les plus marchandes de la capitale qui, jusqu’à un passé pas très loin, se détestaient courtoisement, concurrence oblige ! Ils ont 20, 30, 40 ans et plus et viennent tous de ces quartiers limitrophes de la capitale. Ils sont des habitants du quartier Bab El Falla, des marchands de légumes et de fruits qui côtoient des vendeurs de friperie. Les autres ont des boutiques et des tréteaux dans leur quartier Bou Mendil réputé pour l’épanouissement d’un commerce parallèle sans égal, longtemps aux mains de l’ex-clan au pouvoir. Ils sont équipés de couteaux, de haches, d’épées et autres armes blanches et sont capables d’agresser n’importe qui sur leur chemin.
Les voisins ennemis
Pourquoi ces bandes se sont elles livrées à une véritable bataille rangée? Retour sur un épisode de grande haine. Suite à un différend, il y a eu un meurtre d’un jeune du quartier de Bab El Fallah. Il s’agit d’un étudiant âgé de 22 ans. Pour le venger, les habitants de son quartier, fous de rage, sont allés s’expliquer (à leur manière) avec leurs voisins ennemis. Ce qui a provoqué des incidents au cours de la nuit de dimanche lundi. Malgré les efforts des services de l’ordre, la situation n’a pas été vraiment maîtrisée. Bilan: des dégâts matériels et quelques blessés légers. Pour disperser les gens en colère et dans un second état, il a fallu intervenir avec des bombes lacrymogènes et un semblant de calme est revenu. Lundi, on a cru que l’ordre a été rétabli. Pas vraiment! La tension a été étouffée pour quelques heures avant d’exploser encore une fois. Rebelote. On redescend à la Place Bab Jazira (dit aussi Sidi El Béchir) et on tente de se cogner dessus. Encore des interventions et des bombes lacrymogènes pour éviter le pire… Mardi, les habitants de Bab El Falla ont eu l’impression de se faire marcher dessus. Ils pensent que «la bataille» a été remportée par leurs ennemis. Pas question de céder et de faire marche arrière. Il leur faut donc du renfort pour foncer et aller gratter au camp adverse!
D’autres quartiers se montrent solidaires
Il a suffi de lancer un appel de solidarité auprès des quartiers Sidi Mansour, Essaïda, Ouardia, Sijoumi et ailleurs pour que la violence reprenne mardi. Bien en force! Ce qui a poussé les commerçants de Moncef Bey, pas loin de la place, à baisser les rideaux de leurs boutiques de peur de les voir saccagées. Les services de l’ordre sont aussi au rendez-vous. Ils sont revenus à la poursuite des gangs, jouant au chat et à la souris dans les rues de Russie, des Tanneurs, du Maroc, de Bab Djedid et autres. Bilan du jour au district de Sidi El Béchir: 80 arrestations. «Maintenant, ce sont les gens de Bou Mendil qui crient au secours et demandent protection auprès des autorités… Bizarre quand même!», commente le gérant d’une boutique de luxe dans la grande avenue de la capitale. Apparemment, il a horreur des gens de cette rue interminable peuplée de produits importés de Chine sous le règne de Ben Ali et qui détourne tous les clients des autres rues commerçantes de Tunis.
Pas loin de là, il y a foule à la rue Mokhtar Attia. Plusieurs commerces sont fermés. «Nous protestons contre la décision que vient de prendre le gouverneur. Nous sommes plus de 500 personnes qui travaillons dans cette grande surface et nous ne souhaitons pas que les commerçants de Bou Mendil viennent planter leurs commerces près de chez nous et occuper le parking en face. Nous sommes des travailleurs, des restaurateurs et des habitants. Nous avons signé une pétition pour la présenter aujourd’hui au gouverneur. Mais on nous a dit qu’il n’est pas à son bureau. Le matin, nous avons vu des gens faire le traçage de leurs futurs commerces. Imaginez un peu l’ambiance de cette place à l’arrivée de ces commerçants! Nous allons crever, quant à la sécurité, tout le monde connaît la réputation de ces futurs locataires. Eux aussi ont besoin de travailler, mais leur place (et la nature de leurs commerces) pas ici. Ils peuvent être logés à Sama Dubaï, le projet avorté de l’ex-président. Ça peut leur convenir et… à nous aussi. A chacun ses clients», raconte à Kapitalis un groupe de personnes rassemblées devant le parking municipal. Un simplet vient de passer. Dans tous ses états, il a lâché: «La démocratie n’est pas pour vous. Il vous faut un Ben Ali, un homme de poigne».
La revanche des oubliés
Au pied du centre commercial, un jeune raconte: «Nous avons préféré disposer et ne pas lever les stores. Hier, il y a eu des jets de pierre», a-t-il dit. A ses côtés, une jeune femme qui n’a pas la langue dans la poche, y va de son indignation: «Hier aussi, vers 7 heures du matin, des femmes ont été interpellées par un groupe d’intégristes alors qu’elles étaient dans le métro de La République au Passage de Tunis Lafayette. Les hommes leur ont ordonné de descendre et de rentrer chez elles. Car selon eux, elles confisquent le marché du travail alors que les hommes sont en train de chômer. D’où descendent ces gens-là?», s’est-elle interrogée. L’information reste tout de même à vérifier.
Dans les parages, un autre scénario se passe à côté du siège de la Poste pas loin de la Banque centrale de l’avenue Hédi Nouira. Les agents de la poste continuent à faire leur sit-in. Sous la houlette de l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt), ils revendiquent pacifiquement des droits sociaux.
Ici, tout dit que la Tunisie n’est pas encore sortie de l’auberge de Ben Ali et son legs qui a provoqué toute cette anarchie. Le climat est encore tendu et il reste beaucoup à faire. «Quand serions-nous délivrés de ses tentacules empoisonnées! Qui peut répondre?», demande Chokri, le banquier, à sa collègue de travail. Tous deux déplorent l’économie en berne du pays.
Zohra Abid