Des chenilles de petites cylindrées jaunes ont bloqué, lundi matin, quelques issues de la capitale. C’est la grève des taxis. Un métier à haut risque, qui plus est, frappé par l’anarchie. Le gouvernement peut-il continuer à faire la sourde oreille. Reportage de Zohra Abid
Pas la peine de compter sur un taxi individuel ces jours-ci. Il n’y en a pas! Allo taxi est aux abonnés absents jusqu’à nouvel ordre. Il y a grève ouverte et leur ligne est interrompue. Les banlieusards n’ont qu’à chercher un autre moyen de transport public pour se rendre au boulot ou pour faire leurs courses dans le Grand Tunis.
Chez les taxis aussi, les grands bouffent les petits
En ces temps de grèves à n’en plus finir, les conducteurs de taxis ne font pas entorse à la routine. Eux aussi vivent mal leur quotidien. Et entendent le faire savoir. Ils disent qu’ils ont toujours pris leur mal en patience, mais là ils n’en peuvent plus. Ils ont des choses qui empestent leur vie, de jour comme de nuit, et ils gagnent désormais très difficilement leur pain. Très peu de touristes, le couvre-feu, le pouvoir d’achat du Tunisien en baisse… Le client, il va falloir vraiment le chercher… Mais la goutte qui a fait déborder le vase, c’est le nombre impressionnant de gros taxis qui tournent dans tous les coins et détournent à leur profit la clientèle. Et par-dessus le marché, ils leur cassent les prix.
Lundi, la pagaille a été partout, à l’avenue Mohamed V, sur la grande avenue, dans les sorties des grandes villes du Grand Tunis… Kapitalis a croisé des grévistes à l’entrée de l’aéroport de Tunis Carthage. C’est-à-dire à une enjambée du ministère concerné, celui de l’Equipement et du Transport.
Entre midi deux, un brouhaha de klaxons dans cette zone très circulante à toute heure. Des taxis garés à double ou même triple voie, des usagers de la route s’impatientent et sur leurs nerfs, et des grappes de gens par-ci et par-là qui se racontent leur misère commune.
Au fil des heures, ça a chauffé sous un soleil de plomb et la grogne est montée d’un cran. Surtout lorsqu’on a intercepté une voiture du ministère dans le coin. Des cris ont fusé de partout et chacun s’est exprimé à sa manière. «Personne ne répond à nos demandes. Elles sont pourtant simples et légitimes. Il s’agit de nous protéger de l’anarchie dans la profession. On ne nous laisse pas un carré pour vivre», raconte Mabrouk.
Mabrouk est dans le métier depuis au moins dix ans. Il vient de s’acheter une nouvelle bagnole et il a cru pouvoir s’en sortir et honorer ses traites. Aujourd’hui, il est endetté jusqu’au cou.
Depuis que le ministre a délégué le pouvoir d’octroyer des autorisations aux gouverneurs, rien ne va plus chez Mabrouk et ses collègues.
Les taxismen font entendre leur voix.
A chacun son petit carré
«Aujourd’hui, on tourne en rond. Remplir les réservoirs de mazout, ce n’est pas rien et nous rentrons en fin de journée, les mains vides. Le tout Tunis appartient aujourd’hui à ces grands taxis. Pire: il y a des clandestins qui sont entrés en ligne. Il s’agit de particuliers qui font monter des clients (et les enchères). Allez voir à Bab El Falla, au Passage et ailleurs au centre-ville ou aux alentours de Tunis», renchérit l’un des conducteurs grévistes, les oreilles rouges, tout en sueur et très emporté par la colère. Il dit aussi que le monde appartient aux géants qui ont les yeux plus gros que le ventre, qui raflent tout sur leur passage, bouffent tout, ne sont jamais rassasiés, et gare à ceux qui leur adresse la parole. «Comment allons-nous vivre? Comment allons-nous payer nos dettes?», se demande un quinquagénaire dépassé par le cumul de ses créances. Ils sont une dizaine, puis une vingtaine et plus, à vouloir faire entendre leur voix aux autorités qui, selon eux, sont indifférents à leurs demandes. «Rien qu’à Tunis, on compte près de 7.000 taxis. A la Manouba, je crois que leur nombre s’élève à 1.200. Et lorsqu’on ajoute les gros taxis, là ça ne va plus. Nous ne sommes pas contre ces gens là, c’est leur droit de gagner leur pain, mais qu’ils aient leur périmètre. Au début, ils étaient à la périphérie des grandes villes. Mais aujourd’hui, ils sont partout», ajoute un jeune taximan. Un autre l’interrompt: «Ces gros taxis ont plus de places. La place coûte 700 millimes. Or, nous, c’est au compteur. Et nous n’avons pas le droit de transporter plus de trois personnes dans une course. On nous a dit que nous pouvons aller jusqu’à quatre au lieu de trois. Mais à vos risques et périls. Une fois, on est chopé par la police, on a une amende de 480 dinars. Et ne parlons pas des impôts!», se plaint-il.
Vols de nuit et insécurité dans les rues
Dans la tourmente, d’autres taximen demandent le possible et l’impossible. Outre le règlement du dossier de la concurrence déloyale, ils demandent la révision du prix du mazout, de rééchelonner leur crédit, de les exonérer de quelques impôts trop lourds à leurs yeux en ces temps difficiles et même le départ du président de leur syndicat – même si cette question fait partie de leur cuisine interne –.
D’autres revendiquent de bonnes conditions de travail et en premier lieu plus de sécurité. Ils disent qu’ils en ont marre des braquages et des vols de nuit. Ils ont confié cette liasse de demandes aux chambres syndicales régionales des taxis individuels.
Le 2 mai, les syndicats ont demandé au ministère du Transport la résolution de quelques problèmes, notamment le retrait du pouvoir attribué aux gouverneurs d’attribuer les autorisations des taxis. Aucune réponse. On est passé à la deuxième étape: une grève ouverte.
«Si le ministre a attribué ce pouvoir aux gouverneurs, c’est dans le cadre d’une politique de décentralisation. Puis, il ne faut pas oublier qu’il y a des gens qui attendent l’autorisation depuis une décennie voire plus. N’empêche, le ministre est sur le dossier et il vient de demander à rencontrer des représentants de la profession pour les écouter et discuter avec eux de vive voix de ce qui va et de ce qui ne va pas», a dit, à Kapitalis, l’attaché de presse du ministère du Transport. Pourvu qu’il y ait entente et que tout le monde sorte de la rencontre convaincu!
Parmi les conducteurs qui siègent encore sur place, Ammar Dridi n’est pas très bien. Sa situation est pire que celle de ses collègues. De quoi souffre-t-il? «Le 16 janvier, j’ai été victime d’une agression physique. J’ai été violemment frappée par la police. Des vidéos de la scène ont tourné partout, notamment sur Facebook et je garde des séquelles», raconte Ammar. Il se plaint que jusque-là, il a des problèmes avec les assurances. Sur lui, une pile des photos de lui après l’agression et pendant son hospitalisation. Ses collègues se sont passé entre eux ces photos qui donnent la chair de poule. Ammar attend réparation, mais le principal problème pour lui reste les conditions d’exercice de son métier qu’il juge aujourd’hui en danger.