Pour atteindre La Botte voisine, ils ont mis les voiles à partir d’Ellouza (Sfax) dans des barques de fortune. Depuis plus de trois mois, aucun signe de vie. Un silence des ténèbres. Ne tenant plus, leurs familles appellent au secours. Par Zohra Abid
Depuis trois mois, pas une nouvelle. Les jours, les semaines et les mois s’étirent, interminables, pour les familles de ces émigrés clandestins, qui ne désespèrent pas, tant qu’elles n’ont pas vu de leurs propres yeux les cadavres de leurs proches. Voile de brume du côté du gouvernement provisoire qui n’a rien fait pour elles... Les associations n’ont pas, non plus, bougé le petit doigt pour enquêter sur le sort de leurs citoyens. Pas plus que les médias d’ailleurs. Les familles s’accrochent à un fil d’espoir, de plus en plus ténu, et lancent un cri de détresse via les médias. Espressivo, la Ligue tunisienne des droits de l’homme (Ltdh) a, de son côté, tout essayé, tout tenté même auprès d’Ong à l’étranger. En vain! Faire appel aux médias reste le dernier recours (et secours possible) à ces familles en mal de vérité, en mal de deuil.
Un silence insupportable et injuste
«C’est pour sensibiliser, non seulement le gouvernement, resté sourd à leur appel, mais aussi l’opinion publique (nationale et internationale). C’est la meilleure façon pour faire pression. Nous n’avons pas d’autre pouvoir», a dit un membre de la Ltdh à Kapitalis.
En effet, les médias tunisiens et étrangers, qui ont braqué leurs projecteurs sur les survivants (qui, de l’autre côté de la Méditerranée, sont en train de se confronter à mille et un problèmes et de vivre le racisme au quotidien) n’ont pas consacré du temps aux portés disparus.
«Ces jeunes ont participé à la révolution. Trois mois après, ils ont quitté leur pays. Les uns le 14, les autres les 29 et 30 mars. Pourquoi?», a lancé un militant. Un autre a répliqué: «C’est parce qu’il n’y a pas eu de solution à leur problème de chômage. Ces familles n’ont même pas de quoi payer le transport et elles viennent deux à trois fois par semaine de leurs lointaines régions pour rencontrer des responsables au ministère des Affaires étrangères. Que font donc nos consulats s’ils ne s’occupent pas de ce dossier? Ce qui se passe n’est pas normal!». Haussant le ton, un troisième militant dit qu’il est strictement du droit de ces familles de savoir si leurs enfants sont noyés, sains et saufs, emprisonnés... «Ce silence est insupportable et injuste», lance-t-il.
Dès février, la Ltdh a envoyé la liste complète des disparus à des associations italiennes. «Mais celles-ci n’ont pas accès aux prisons pour nous dire si nos enfants sont incarcérés, vivants, morts!», explique une mère éplorée.
La douleur est muette
A l’entrée du siège de la Ltdh de Tunis, au bureau de la secrétaire, dans les jardins, au pied d’un mur, adossés sur une colonne ou un tronc d’arbre, ensemble ou esseulés, les hommes et les femmes, épuisés, sont comme sur des braises. Ils sont venus de Tunis, de Hammam-Lif, de Sousse, de Sfax, de Gabès, du Kef, de Kasserine... Leur état fait pitié. A les voir, ça crève le cœur.
Fajra vient de la Cité Azzayatine, une cité populaire à la lisière de Tunis. Tout ce qu’elle a pour le moment de son fils, Ali Ayari, 23 ans, c’est une photo d’identité. Elle la montre à tout le monde en tremblant. A ses côtés, sa voisine Khira, la mère d’Ahmed Khémissi, raconte qu’elle a enterré son fils et elle n’est même pas sûre que ce soit vraiment lui. «On m’a dit qu’il est le mien mais il était tellement défiguré qu’il m’a été impossible de l’identifier. On m’a ramené un squelette, des os. Les corps ont été bouffés par les gros poissons ou percutés par des bateaux». Khira dit que son fils était en prison dans une affaire de drogue avant le 14 janvier. Il s’est évadé avec des compagnons de détention lorsqu’on leur a ouvert les portes de la prison. Qui a ouvert les portes? Mais c’est là une autre histoire, qui n’est pas la sienne. «S’il n’y avait pas ce Bouazizi et la révolution, mon fils serait encore ici. Il purgera sa peine et finira par être libéré», dit-elle, inconsolable.
A voir ces deux femmes raconter leur peine à Kapitalis, des dizaines de personnes se sont bousculés pour raconter, elles aussi, les drames de leurs petits. Des yeux cernés, des visages blêmes, des silhouettes fantômes. Elles ont toutes des photos de leurs petits. Derrière les portraits, des récits, des blessures, des douleurs. Ces disparus, âgés de 13 (le cas de Mehdi Trabelsi) à 39 ans, sont des élèves, des chômeurs, des étudiants ou autres. «C’est la pauvreté qui les a poussés à rêver, à partir, à prendre le large», a lancé un papa, mal rasé, les traits marqués par une douleur trop lourde à porter. Il tient lui aussi une photo de son gamin.
La liste est tellement longue et il n’y a pas pire que l’attente pour les centaines de familles. C’est horrible, l’incertitude ronge les uns et les autres... Ayant remarqué la présence des médias et vu les caméras et les micros, femmes et hommes ont sauté sur les journalistes et cameramen. Tous veulent parler, témoigner, crier leur colère, leur douleur. Et chacun imagine que son cas est le pire. Scène indescriptible!
Parfois, ils sont des frères, des cousins, des parents lointains ou des voisins. Nous avons vu des mères pleurer deux ou trois enfants en même temps. Nous avons vu des mères et des pères, les larmes séchées, qui supplient les autorités de faire quelque chose, de se dépêcher. Nous avons vu des gens qui ne se connaissent pas et que la douleur du bien-aimé les a réunis. Plusieurs jeunes, un seul destin, une seule perte!
Les cris des sans-voix
A même le sol, ils sont abattus. Ils ont appris que des corps ont été repêchés et qu’ils sont dans les morgues. Ils se sont dépêches pour identifier ces corps. Impossible. Ils sont défigurés. Il reste les analyses de l’Adn, seul moyen d’identifier les cadavres entassés à l’hôpital de Sfax et de Gabès.
«Je viens de subir une analyse, mais je dois attendre les résultats. Combien de temps encore! On ne m’a rien dit. Serai-je capable d’attendre éternellement. Mon frère a 13 ans et je ne sais pas comment a-t-il fait pour partir! S’il m’avait mis au courant, je l’aurais enfermé pour qu’il ne nous fasse pas ce coup», raconte à Kapitalis le frère de Mehdi Trabelsi.
Saber Ghribi, Mohamed Naceur Cherni, Mohamed Dhiab Cherni, Bilel Cherni, Walid Khalfallah, Anis Elmay, Abdelfattah Zaraï, Sabri Rhimi, Belhassen Rhimi, Wissem Rhimi, Hamza Rhimi, Amir Rhimi, Ramzi Rhimi, Larbi Ferchichi, Hamza Ferchichi, Seïfddine Mejri, Ahmed Ghanmi, Ali Bthouri, Mehrez Bthouri, Brahim Bouthouri, Maher Bthouri, Walid Boughanmi, Marouane Samoôli, Mohamed Tabêe, Nabil Guizaoui, Khaled Ben Saber, Mohamed Ali Boulaâïla, Nader Naffati, Achraf Boulaâïla, Soufiène Saïdi, Maher Dhouioui, Walid Adali, Mohamed Ali Krichi, Lotfi Bidhaoui, Haïthem Manaï, Fourat Garchi, Karim Mbarki, Moncef Mbarki, Amor Hakar, Hassen Zitouni, Bilel Elêechi, Walid Bouati, Mustapha Belhassen, Abdelaziz Jebali, Cherif Missaoui... Ce sont là quelques noms notés au hasard. Les listes sont très longues, tristement longues.
Mais comment ces jeunes ont-ils pu ramasser entre 1,2 et 1,5 million de dinars pour payer les passeurs? Les mères, le regard hagard, ont préféré ne rien dire. Les pères n’ont pas, non plus, bronché. Soudain, une mère brise le silence. Elle dit que son fils avait une petite cagnotte. Il faisait de la pêche... Une autre, dans un état second, crie de toutes ses forces: «Non mon frère n’est pas mort. On m’a dit qu’il est à Pavlo, une prison italienne. Il était sur la photo prise sur le littoral italien à l’arrivée de la barque. Cette photo circule sur facebook. Dites-nous la vérité, on n’en peut plus», crie la jeune fille. Elle n’a versé aucune larme, mais son cri est déchirant...
Ces jeunes sont-ils encore en vie? Ces corps qui s’entassent dans les morgues de l’hôpital de Sfax et celui de Gabès à qui appartiennent-ils? Pourquoi le gouvernement a-t-il choisi de se taire? Et les Ong? Et les autorités italiennes? Il n’y a pas plus terrible que le silence quand on n’a plus de voix pour crier et qu’il n’y a plus personne pour vous entendre.