Pour les Franco-Tunisiens de la troisième génération, la langue tunisienne est le plus bel héritage qui soit, et leur permet de ne pas perdre le lien avec leur pays d’origine. Par Ramsès Kefi, à Paris
C’est dans l’une des salles d’embarquement de l’aéroport de Roissy (en région parisienne) que je fis la connaissance, en avril dernier, de Selim, attaché commercial d’une trentaine d’années. A peine en avions-nous terminé avec les politesses d’usage qu’un vieil homme nous aborda, et nous demanda en arabe si l’un d’entre nous, une fois à Tunis, passait par Medjez El Bab (à 60 Kms de la capitale). Jusque-là rien d’exceptionnel...
Sauf qu’au fil de la discussion avec Selim, celui-ci me raconte qu’il est franco-tunisien, né à Paris, et, surtout, que ce n’est que la troisième fois qu’il se rend en Tunisie. Pourtant, quelques minutes plus tôt, son «tunisien» impeccable quand il répondit au «haj» m’aurait fait juré le contraire. Quand je lui fis part de mon étonnement, il sourit : «On me fait souvent la remarque, mais le mérite en revient à mes parents», me lança-t-il, pas peu fier.
Dans la navette qui nous conduit à l’avion, il m’explique que son père, ouvrier keffois à la retraite, a mis un point d’honneur, très tôt, à léguer à ses enfants son héritage culturel. Bien que la famille ne rentrait que très rarement au pays, elle n’a pas totalement coupé les ponts. Alors, quand je lui demande quelle est sa véritable langue maternelle, il esquisse un grand sourire : «Le Keffois!».
Le bannissement du français à la maison
Mabrouka se reconnaît dans l’histoire de Selim. A 32 ans, la jeune femme, employée dans l’immobilier à Strasbourg – où elle est née – n’a jamais été bien loin de Frichette (gouvernorat de Sfax), d’où elle est originaire : «Je vis en France, mais quand je passe la porte de chez moi, je suis à Frichette».
Ses parents arrivent à Schiltigheim (banlieue de Strasbourg) dans le courant des années 60. Son père est ouvrier dans la sidérurgie, et sa mère, femme au foyer. Face à l’éloignement et aux aléas de l’exil, les parents de Mabrouka décident de reconstruire «une Frichette miniature», en plein cœur de l’Alsace, où ils vivront désormais.
Mabrouka se souvient, un brin nostalgique : «Mon père me répétait souvent qu’à son arrivée à Schiltigheim, il était complètement déboussolé. Au départ ici, il n’y avait que trois ou quatre familles tunisiennes. Alors, entre elles, il y a tout de suite eu la volonté de pallier au mal du pays».
La mesure phare : le bannissement du français à la maison. La jeune femme, hilare, jure ne pas exagérer. Son père était intraitable : «Il disait, quand je suis dehors, ok pour le français. Mais, ici, chez moi, c’est la Tunisie». Pour les sept frères et sœurs, le bilinguisme est donc de mise. A tel point que même entre eux, les enfants s’habituent à communiquer… en tunisien.
Mabrouka a deux maisons
Ce que d’aucuns considéreraient comme un communautarisme poussé à l’excès, Mabrouka le voit comme une chance extraordinaire : « Grâce à cela, je peux vraiment parler d’une double culture, française et tunisienne sans qu’il n’y ait de conflit entre les deux. Il y a bien sûr ma vie ici en tant qu’Alsacienne, mais l’éducation de mes parents me permet de me sentir tunisienne à part entière».
Le consulat tunisien, Mme Khadija et les cours de géographie
Chaque été, toute la famille rentre à Frichette. Sur place, aucun dépaysement. De son propre aveu, Mabrouka a seulement l’impression que le petit appartement de Schiltigheim retrouve son environnement d’origine, en Tunisie, où tout le monde, du plus jeune au plus âgé, trouve ses marques sans aucun problème.
Et forcément, la maîtrise de la langue y est pour beaucoup : «Si je ne parlais pas couramment, les choses auraient peut-être été différentes». Cependant, Mabrouka tient quand même à nuancer le clivage souvent repris entre «Tunisiens de là-bas » et expatriés. «Quelques décalages oui, mais rien d’insurmontable, même sans la langue», renchérit-elle, pas vraiment concernée, puisqu’elle assure n’avoir jamais vécu de mise au ban, ni même de rejet.
Son apprentissage de la culture tunisienne à distance ne s’est pas arrêté à la maison. Loin s’en faut.
Grâce au consulat tunisien de Strasbourg, le père de Mabrouka déniche des cours d’arabe le week-end. Alors, chaque samedi, pendant plus de cinq ans, en plus de la grammaire et de l’expression orale, l’enseignante, venue de Tunis, dispense des leçons d’histoire et de géographie tunisiennes pour titiller un peu plus la curiosité de ses élèves : «Je me souviens qu’en entrant dans la classe, Mme Khadija aimait nous faire des interrogations surprises, notamment en géographie.
Aujourd’hui, si on me donnait une carte de la Tunisie, je serais capable de placer n’importe quelle ville».
Vivre en Tunisie? Un projet.
Mabrouka espère transmettre à son tour son héritage à ses futurs enfants. Elle sait qu’elle ne pourra pas utiliser les mêmes méthodes que celles employées par ses parents, mais ne désespère pas d’arriver aux mêmes fins : «Ils seront de la troisième génération mais je ne veux pas qu’ils perdent le lien avec leur pays d’origine. Et la langue tunisienne est le plus bel héritage qui soit».
Les enfants de son frère aîné ont déjà été sensibilisés. S’ils sont encore jeunes, ils n’ont déjà aucun problème avec la prononciation, celle qui, généralement, pose le plus de problème aux francophones non-arabophones. «C’est une fierté incommensurable, car ça va au-delà d’une simple pratique de la langue. Au-delà de ça, c’est tout un patrimoine familial qui continue de vivre à travers eux», ajoute Mabrouka, qui dit toujours vibrer autant quand elle entend parler tunisien.
Si une opportunité d’emploi se présentait en Tunisie, elle l’accepterait sûrement. Pas un désaveu à l’égard de la France, loin de là : «Après 32 ans ici, j’aimerais aussi un peu vivre là-bas, sans renier pour autant tout ce que j’ai de française».
Elle avoue néanmoins que son attachement à sa patrie d’origine n’est pas toujours bien compris de certaines de ses amies françaises : «Quand je pars à Frichette, je dis toujours que je rentre chez moi. Parfois, on me répond que c’est ici chez moi. Oui, mais j’ai la chance d’avoir deux maisons ! Parce qu’en Tunisie, je suis aussi chez moi».