Un jeune à la fleur de l’âge, blessé par balle lors des événements du 14 janvier. Sa famille n’a pas les moyens de le soigner. Vissé sur un fauteuil roulant, Rached attend le miracle… Par Zohra Abid


Mercredi dernier en début d’après-midi. La chaleur impitoyable d’automne écrase le village de Mornag (gouvernorat de Ben Arous au sud de Tunis). Kapitalis a rendu visite à Rached El Arbi, un jeune, blessé par une balle tirée à bout portant par un agent de police, deux jours avant la fuite du dictateur.

De l’espoir, il en faut

Au fin fond du village, dans un quartier modeste, Leïla et son époux (et leurs 3 garçons et unique fille), veillent sur la santé fragile de Rached, l’autre enfant chéri. Dans le hall, une chaise roulante contre le mur...

Un sourire volé à la douleur
Un sourire volé à la douleur

De temps à autre, le téléphone sonne. On frappe aussi à la porte, très souvent, et on demande des nouvelles de Rached. Ces dernières semaines, sur facebook, on se partage la douleur de cette autre victime dont l’état de santé ne laisse personne insensible. L’Etat presque démissionnaire, un appel a été lancé sur les réseaux pour collecter des fonds et sauver Rached.

«Non ça va très bien. Merci. Le climatiseur fonctionne à merveille et Rached est très bien dans le frais. Merci madame. Ça  n’a rien à voir avec le ventilateur», répond Leïla à Amel au téléphone. C’était au moment de la sortie de la douche de Rached enveloppé dans une serviette de bain et porté dans les bras de son ami – comme un bébé – qui, dans la chambre voisine, lui a enfilé son tee-shirt, son short et l’a mis en beauté après l’avoir langé.

Au salon, sa maman garde le sourire. La douleur est tellement forte qu’elle a préféré la garder pour elle. Elle n’a pas le choix. Pour son petit de 20 printemps, elle doit s’armer d’endurance et ne montrer que de la joie. La joie de survivre, déjà une chance, et ne surtout pas s’apitoyer sur son sort. De l’espoir, il en faut. Elle y croit.

«S’il n’y avait pas cette balle de l’un des cinq ou six agents de la police du village, Rached ne serait pas ici et dans cet état. Il serait dans son école», raconte Abdelkarim, père de Rached, les traits tirés et les yeux creusés. De son cartable plein à craquer de papiers et de documents, il tire un certificat de présence. Rached est inscrit jusqu’au 30 janvier 2012 dans une académie militaire à Borj Sedria où il est en stage mécanique.

Retour sur un jeudi noir

Comment Rached est-il arrivé là ? «Il passe le plus clair de son temps à communiquer avec les jeunes comme lui. Un vrai mordu de facebook», raconte Leïla qui a dû arrêter de travailler pour s’occuper seulement de son enfant. En cette période, tout le monde est sur facebook. On communique pour mettre fin à la dictature, Rached y participe. «J’ignorai tout. Il veillait jusqu’à l’aube devant son ordi. Et il a été bien chargé. Avec ses amis et voisins, la décision a été prise. Le 12 janvier, un cortège d’une centaine de jeunes a investi le centre du village scandant le long de la rue Farhat Hached des slogans appelant à la chute du régime. Cinq ou six agents du poste de la police ont surgi. L’un d’eux dans une position de tir, a mis à terre Rached. «Une seule balle, pas de sang, juste quelques gouttes en haut de sa poitrine. On l’a pris pour mort. La nouvelle a fait le tour de Mornag et des environs. Les citoyens se sont enflammés et la colère n’a fait que s’attiser dans tout le village révolté», raconte la maman de Rached, qui la regarde tendrement. Affection l’un pour l’autre, amour, complicité...

Les deux omoplates tiennent grâce à des prothèses.jpg
Les deux omoplates tiennent grâce à des prothèses

Rached a été transporté d’urgence au Centre des grands blessés de Ben Arous. Il a fait un arrêt cardiaque, une hémorragie interne. Son état est grave. C’est ce que dit le compte rendu de Dr Slim Jarbouï en date du 13 janvier. Transféré ensuite au bloc cardiovasculaire de la Rabta, Dr Jalel Ziadi a voulu lui sauver la vie avant même d’extraire la balle. Rached a subi en seulement deux jours quatre opérations. Dr Naoufel Ben Dali a donné l’ordre de transférer l’opéré en urgence dans un centre spécialisé. Rached séjournera 4 mois et demi à l’hôpital de Jebel El Oust.

«Paraplégie au niveau de la vertèbre D3, rupture au niveau du tronc artériel, brachio-céphalique», lit-on sur le diagnostic des médecins. Sur les radios, des trous noirs tachent les articulations du jeune. Des prothèses sur les omoplates, des plaies partout sans parler des cicatrices post-opératoires sur tout son corps chétif.

«Les soins à l’hôpital de la Rabta et l’achat d’une chaise roulante à 680 dinars, tout est aux frais de la Cnam qui nous a donné une somme d’argent pour les coussins spéciaux. L’Etat nous a versé une aide de 3.000 dinars», raconte Leïla. L’affaire est close et le gouvernement croit s’être déjà acquitté de sa lourde dette.

Les cicatrices postopératoires
Les cicatrices postopératoires

Un peu avant la fin de la journée, Amal, qui a offert le climatiseur à la famille, est arrivée avec un chirurgien dévoué pour ausculter le malade qui ne sent plus ses jambes. Selon lui, il y a des plaies partout et c’est une porte d’entrée d’infections. Ceci inquiète Dr Aref Khemakhem. D’où la nécessité d’intervention. Surtout au niveau des hanches et la scintigraphie osseuse dans toutes les articulations. «Mon fils a souvent du mal à respirer. Surtout lorsqu’il tousse ou éternue. On m’a dit qu’il pourrait guérir et marcher sur ses pieds. Mais je n’ai pas les moyens pour le transporter au Canada ou aux USA». Sur facebook, il y a eu une collecte et la cagnotte reste quand même en-deçà des soins.

Le verdict du tribunal tarde à tomber

Dès la sortie de Rached du service de réanimation, une plainte a été déposée en avril auprès du tribunal de première instance de Ben Arous. Un mois et demi après, l’affaire est transférée au tribunal militaire. «Nous remercions médecins et avocats dont Me Mohamed Ali Ghrib qui s’est chargé de ses frais du dossier. Selon Hosni Abroughi, du tribunal militaire, l’affaire numéro 2410 nécessite une confrontation et un face-à-face avec l’agent de police accusé d’avoir tiré sur Rached. Je ne vous le cache pas, les témoins préfèrent que cette confrontation ne soit pas à visage découvert de peur qu’on ne se venge d’eux», ajoute Leïla, le visage marqué.


Rached entouré de son père et deses deux frères

Voilà où en est Rached qui n’a qu’un seul rêve, c’est de remettre ses pieds sur terre, marcher, et ne plus dépendre de quiconque même pour ses petits besoins. Quand, comment, avec quoi... C’est là où le bât blesse. Pour le moment, Rached est privé de marcher, de courir, de faire du sport ou d'une partie de foot avec les copains devant la maison. Pour le moment il vit, seulement... dans l’espoir.

Hier, on a appris que Rached sera opéré prochainement des esquarres dues aux deux mois de coma qu’il a passé à l’hôpital de Jebel El Oust.

Comme des dizaines voire des centaines d’autres Tunisiens, Rached a (presque) sacrifié son corps sur l’autel de la liberté, de la démocratie et de la révolution, que beaucoup cherchent aujourd’hui à détourner, à confisquer et à voler, alors que Ben Ali et sa Leïla mènent grand train chez les princes d’Arabie saoudite, et que plusieurs des membres de son entourage et des symboles de son détestable régime courent librement.