Les praticiens français ont-ils la mémoire courte ? Pendant des décennies, c’étaient des Tunisiens qui, par milliers, se faisaient soigner dans l’Hexagone. Aujourd’hui, les flux de patients se faisant en sens inverse, ils s’en offusquent et accusent leurs homologues tunisiens de pratiquer une chirurgie à bas prix.
Le fait que des Français soient de plus en plus nombreux à venir se faire opérer en Tunisie est une reconnaissance du savoir-faire de nos praticiens en matière de chirurgie réparatrice et esthétique. Cet afflux, en nette croissance, a permis de développer un véritable «marché» – le mot n’est peut-être pas approprié – de soins esthétiques. Ce qui n’a pas manqué d’impulser le secteur du tourisme, qui s’est enrichi d’un nouveau «produit»: le «tourisme de santé» (mots tout aussi inappropriés).
Conséquence de cette réussite: des praticiens français, surpris de voir une partie de leurs patients venir chez nous pour se refaire une beauté, commencent à s’en inquiéter sérieusement. Certains ont même lancé une cabale dans les médias de l’Hexagone contre nos praticiens. Ils ont d’abord tenté de mettre en cause leur probité et leur compétence. Puis, l’argument ne prenant pas, ils ont concentré leurs attaques sur le suivi postopératoire en cas de complications. Selon eux leurs homologues tunisiens ne sont pas capables d’assurer ce suivi, en raison de l’éloignement.
La médecine n’est pas un commerce
Se faisant l’écho de cette polémique, lors du 6e congrès de la Clinique de La Soukra consacré à la «greffe du visage, entre débat éthique et réalité chirurgicale», le 5 décembre 2009, l’invité d’honneur, le professeur Laurent Lantieri, chef de service à l’hôpital Henri Mondor de Créteil, près de Paris, auteur de la première mondiale de greffe intégrale du visage, n’a pas manqué de se ranger sous le drapeau tricolore: «Il faut avouer qu’il y a problème, a-t-il expliqué. Je parle ici du tourisme chirurgical. Personnellement, ça me dérange de former des gens pour la médecine réparatrice, mais qui, à leur retour dans leur pays, se spécialisent dans l’esthétique. Pour moi, la médecine n’est pas un commerce. Elle n’est pas faite pour booster le tourisme. Ce n’est pas la thalasso !»
Praticien franco-tunisien établi à Paris, Dr Foued Hamza estime, pour sa part, qu’un terrain d’entente pourrait être trouvé. Afin qu’aucune partie ne se sente lésée, il propose que l’on coupe la poire en deux. «On doit instaurer des règles et établir des formes de collaboration mutuellement profitables, comme, par exemple, de travailler en pool. La cohabitation n’est pas impossible», explique-t-il. Encore faut-il qu’il soit entendu… Et que les deux parties acceptent de rechercher ensemble des solutions qui préservent leurs intérêts respectifs. Car, quoiqu’on dise sur la légitimité des reproches adressés par les praticiens français à leurs homologues tunisiens, les seconds ne sont pas tenus de s’aligner sur les tarifs, très élevés, des premiers. Car ce sont ces tarifs, 40 à 60% moins chers que ceux pratiqués en France, pour une qualité de soins comparable – un lifting coûte 3000€ en Tunisie contre 5 000€ dans les cliniques européennes –, qui poussent des patients français à venir se faire soigner en Tunisie. D’autant qu’ils ont la possibilité de joindre l’utile et l’agréable en couplant soins médicaux et séjour au soleil, tous frais compris.
Dans un article intitulé ‘‘Râtelier bulgare, lifting tunisien’’ (‘‘marianne2.fr’’, 6 janvier 2010), le cardiologue français Elie Arié interpelle ses collègues de l’Hexagone, plutôt âpres au gain. «Si on ne met pas fin à cette difficulté économique croissante d’accès aux soins que constitue la généralisation des dépassements d’honoraires des spécialistes, à peu près tous les domaines de la médecine seront concernés», prévient-il. Avant d’ajouter : «Pour l’instant, les Français se rendent surtout en Espagne, en Hongrie ou en Bulgarie pour les gros travaux dentaires, et en Tunisie et au Maroc pour la chirurgie esthétique. Le phénomène se développera d’autant plus (…) que les assurances complémentaires encourageront la recherche des pays où les actes sont les moins chers.»
Des touristes d’un nouveau type
Cela dit, il convient de relativiser la concurrence déloyale que les chirurgiens tunisiens sont accusés d’infliger à leurs homologues français. Sur les100 000 à 150 000 patients étrangers qui viennent chaque année se faire soigner dans notre pays, seulement 4,2% sont français (près de 5 000, dont 90% de femmes) et 5% environ 5000, en augmentation de 20% en 2008) viennent pour des soins esthétiques. Par ailleurs, les clients étrangers de nos cliniques sont à 70% Maghrébins, 18% Européens et 12% Africains subsahariens, originaires de la Côte d’Ivoire, du Sénégal, du Mali et du Burundi. Ces touristes d’un nouveau type, qui dépensent individuellement 4 000€ par semaine contre 300€ seulement pour des touristes ordinaires, laissent annuellement dans nos caisses 40 millions d’euros.
Par ailleurs, le tourisme médical constitue une source de devise non négligeable pour le pays. Il représente 5% des exportations nationales de services, 24% du chiffre d’affaires des cliniques privées, soit pas moins de 175 millions d’euros.
Moins sérieusement, on a envie d’ajouter ceci : les chefs français ont réussi à faire du couscous et du brik à l’œuf, plats tunisiens par excellence, des spécialités «bleu blanc rouge». Leurs homologues tunisiens s’en sont-ils offusqués pour autant ?
I.B