A quelques encablures du centre de Tunis, à Sidi Thabet, une ferme thérapeutique s’inscrit dans l’ordre du nécessaire et de l’utile. Un vrai bol d’air vivifiant !
Par Hédi Sraieb
Dans cette conjoncture de crispation politique de morosité et de nihilisme ambiants, certaines expériences méritent qu’on s’y attarde, car elles dessinent des perspectives d’avenir. Porteuses d’espoir, elles vont bien au-delà d’elles mêmes.
Un immense malentendu
Si près de nous à quelques encablures du centre de Tunis, à Sidi Thabet, une ferme thérapeutique a vu le jour et s’échine à prouver sa viabilité et sa pérennité. Mais qu’est-ce au juste qu’une ferme thérapeutique : un accueil à la journée de petits groupes de personnes handicapées, enfants ou adultes, accompagnées par une équipe thérapeutique, 7 jours sur 7, dans le cadre d’une exploitation agricole en polyculture-élevage.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, la presse et les médias l’ignorent, pour ce qui, paradoxe pourtant, ressemble fort à un vrai succès. Cette presse du scoop et de l’information kleenex, admettons-le, aurait quelque mal à comprendre les ressorts et la dynamique d’une telle «entreprise». Tout au plus la considérerait-elle comme une simple œuvre «humanitaire» de plus. Les apparences sont trompeuses, elle est bien plus que cela, ni simple établissement médical ni structure de production classique, mais plutôt un composé ingénieux des deux. Force est d’admettre qu’elle se situe hors de l’épure habituelle, celle de l’économie marchande lucrative. Elle n’est donc pas appréhendable au travers des seuls critères de performance classique, et n’entre pas de facto dans les canons conventionnels de la réussite. D’où l’immense malentendu à son égard : vaguement perçu comme une action caritative et altruiste, simple exutoire à un système de santé inadapté, elle n’en serait qu’un prolongement, une activité occupationnelle, sorte de garderie. De fait elle n’a rien d’une «success story» tapageuse à souhait, et pour laquelle il suffirait de vanter des performances, à coups de statistiques et d’un storytelling bien pensé.
Des élèves du lycée Gustave Flaubert de La Marsa à la Ferme thérapeutique de Sidi Thabet en avril 2010
Des «utopistes de terrain »
Cette initiative a pris le jour il y a moins d’une dizaine d’années. Folle et incongrue, cette idée de ferme thérapeutique a toute de même cheminé dans un environnement hostile ou indifférent, à la force du poignet de bénévoles volontaires et pugnaces et de quelques aides éparses ici et là.
Le pari initial de cette équipée que l’on pourrait baptiser d’«utopistes de terrain», était de faire la preuve que les handicaps d’ordre socio-pathologiques, jugés a priori insurmontables, pouvaient fort bien être surmontés. En d’autres termes, d’un poids mort pour la société, source de coûts sans contrepartie, les handicapés pouvaient échapper à ce «sort», prédestiné.
Faire vivre l’idée était déjà une gageure en soi, entre sceptiques et incrédules, la tache semblait vouée peu ou prou à l’échec… juste une histoire de temps. Penser ! Faire partager l’idée que chaque résident disposait de potentialités non exploitées, qu’il pouvait fort bien évoluer vers plus d’autonomie, et ainsi retrouver une place dans la société qui lui était déniée jusque là.
Rassurons tout de suite tous les obsédés du chiffre et du résultat quantifié, que ces jeunes ne sont pas «rentables», du moins au sens où nos épiciers-économistes l’entendent. L’ingéniosité, excusez la formule triviale, du deux en un «soins et production», n’est bien évidemment pas approchable telle que notre comptable la conçoit armé de sa calculette. Le mieux être affectif, l’utilité sociale retrouvée, le soulagement de familles entières sont à saisir dans leur globalité.
Cette ferme fait la preuve qu’il est possible de construire une vie productive, significative, et satisfaisante au regard d’a priori déficiences mentales jugées rédhibitoires vouées à l’exclusion. Le handicap n’est alors appréhendé et traité que comme un simple retard de développement compensable. Une vraie leçon pour qui en douterait encore ! La thérapie agricole, au cœur de cette entreprise, recèle bien plus que des résultats tangibles immédiats, mais des potentialités riches et prometteuses de solutions originales et praticables. Il convient tout de même de tordre le cou à certaines idées reçues : l’expérience socio-thérapeutique ne serait pas viable car subventionnée, tonneau des danaïdes, incapable d’atteindre l’autosuffisance financière.
Qui peut mesurer le «mieux être» apporté aux handicapés ?
Les poncifs habituels ont la vive dure. Ils prennent le soin d’omettre que la production réalisée et échangée et également production de liens sociaux nouveaux : réinsertion sociale, revivification du tissu de proximité…
Formation en équithérapie à la Ferme thérapeutique à Sidi Thabet
Si l’on voulait bien poursuivre un tant soit peu la réflexion, on observerait que l’expérience est aussi source d’innovations en milieu rural dans ses rapports à la ville marchande. Un véritable ensemble inextricable de bienfaits sociaux en gestation où ce ne sont pas les éléments qui justifient le tout, mais bien l’inverse : qui peut mesurer le «mieux être» apporté aux handicapés ? à leurs familles ? à l’économie familiale rurale locale ?
Au-delà du débat stérile qui à un pôle ne voit dans cette initiative qu’un substitut à la carence de l’Etat, ou à l’autre pôle une action purement humanitaire «désintéressée» substitut au marché, il y a place pour l’utilité sociale dans laquelle s’inscrit cette démarche.
L’utilité sociale de cette action fonde sa légitimité dans ses rapports avec l’environnement (le local économique et social), avec la société dans son ensemble (échanges marchands et non marchands dans les deux sens), mais aussi une autre légitimité en soi, celle de l’expérimentation de solutions issues de la critique, de la remise en cause de la pratique médicale comme de celle de l’encadrement institutionnel «bureaucratique».
La ferme thérapeutique contribue ainsi à partir de ses propres conditions, et pour ainsi dire en creux, à la réduction des inégalités économiques et sociales par l’affirmation de nouveaux droits s’inscrivant dans une logique de développement authentiquement démocratique (par le travail reconnu, la santé et l’éducation pour tous).
Ce pouvoir de contestation, au sens propre (non partisan), de la normalité, celle de notre perception, comme celle du fonctionnement des institutions, ouvre de toute évidence des perspectives prometteuses, car in fine pas très loin de ce que l’on nomme l’intérêt général, ici dans sa déclinaison locale.
Trêve de bavardages, les raisons de se réjouir sont si rares par les temps qui courent, que je conseille et recommande vivement d’y faire un tour, vous y trouverez forcément quelque chose qui va bien au-delà du «bien et du mal» et qui s’inscrit dans l’ordre du nécessaire et de l’utile. Il faut entendre parler ses fondateurs : un vrai bol d’air vivifiant !!!