Je t'entends fredonner, d'outre-tombe, le couplet de Nadhem Ghazali que tu affectionnes tant. Tous tes amis le chantent désormais en chœur avec toi. Y a-t-il réplique plus poignante, plus belle, et plus humaine, face à la monstrueuse ignorance?
Par Houcine Bardi*
Chokri n'est plus. Il est parti, trop tôt... rejoindre l'éternité. Son spectre terrible hantera ses assassins jusqu'après leur mort. Ils n'ont pas fini de mourir, ceux qui croyaient, dans leur vilénie extrême, le contraindre au silence, et enterrer ses idées, en rendant inanimé le corps qui les portait... Ils goûteront à toutes les morts. Sauf celle qui les anoblit après trépas. Abjects ils sont de leur vivant, et infâmes ils seront une fois disparus... à jamais et sans regret. D'eux, il ne restera que le méprisable anonymat associé, tel un parasite infecte, à la grandeur du nom de celui dont les générations futures célébreront, sans discontinu, la liberté, le courage et l'amour des pauvres et de la patrie.
Un cœur «plus fleuri qu'un jardin»...
Chokri était/est de ceux sur le front desquels la liberté est gravée en lettres capitales. Ils ne le savaient que trop. Aussi, ont-ils voulu le faire taire. Sa voix tonitruante, surgissant chaque fois comme un oracle par en-dessous ses moustaches nietzschéennes, résonnera toujours, indéfiniment, dans l'immensité de la bêtise et de la médiocrité sans fond répondues comme la peste par les marchands de Dieu, à coups d'anathèmes, d'«athéisation», d'incitation publique à la haine et au meurtre.
Il n'était pas fait pour la mort. Jusque son nom est un hymne pour la vie, pour la joie, pour la résistance, et la fête aussi : Bel-Aïd! Il aimait la poésie... et en écrivait; les fleurs... et en offrait; les femmes... et il en avait les trois grâces chez lui; le rire à pleines dents... d'une blancheur éclatante qui contraste radicalement avec la noirceur hideuse des cœurs de ceux qui nous l'ont enlevé.
Personne ne saura parler mieux que Chokri de cet amour-là pour la Tunisie. Il la voulait belle comme toutes les choses qu'il aime. Il la voulait moderne, juste, libre, égalitaire, vivante, tout le contraire de l'insanité et des débilités incommensurables propagées par les écervelés d'Ennahdha... Bref, il la voulait pleine à ras-bord de vie et de bonheur, sa jeune et rayonnante Tunisie, semblable en tout aux femmes belles et libres de sa verte patrie qu'il n'a eu de cesse d'irriguer de sa fougue et de sa fierté, en étant de ceux qui croient ferme que pour être l'Homme de son pays il faut être l'Homme de son temps.
Face à la monstrueuse ignorance
Son cœur était «plus fleuri qu'un jardin». Les hominidés, aux pieds crasseux, l'on sauvagement piétiné. Eux qui n'aiment rien. Qui ne savent pas ce que c'est qu'aimer. Eux qui sont la négation absolue de tout ce qui est beau, de la vie, et de l'espoir aussi. Ils ne veulent surtout pas de cette Tunisie dont Chokri rêvait, les yeux ouverts. Surtout pas de cette patrie charnelle qui leur fait tellement peur. Ils veulent l'extirper de son temps et l'annexer au néant. La laideur, la haine, l'obscurantisme et la vilénie, marchent à leur côté... se confondent avec eux, pour n'en faire qu'un seul et même cortège hideux empestant la mort et la désolation.
Ils ont, semble-t-il, bel ami, tenté de profaner ta dernière demeure, alors même que le sable déversé sur ta tombe, par un million et demi de Tunisiens, était encore humide. Une mort ne leur suffit donc pas. Il est vrai que tu es de la trompe de ceux qu'une mort non choisie ne saurait mettre un terme à leur vie. Il leur faut donc te tuer, te tuer encore, te tuer sans arrêt, pour se donner, à chaque fois, la mensongère impression que tu ne fais plus partie des vivants. Ils ne feront, à chacun de leurs forfaits, qu'ajouter à ta vie (déjà bonne et pleine) là où ils croient te l'enlever de nouveaux.
Je t'entends fredonner, d'outre-tombe, le couplet de Nadhem Ghazali que tu affectionnes tant. Tous tes amis le chantent désormais en chœur avec toi. Y a-t-il réplique plus poignante, plus belle, et plus humaine, face à la monstrueuse ignorance?
Tu me diras: peut-être que oui!
Et je devine qu'il s'agit de ça:
«Ils sont les ennemis de l'espoir ma bien-aimée
De l'eau qui ruisselle, de l'arbre à la saison des fruits,
de la vie qui pousse et s'épanouit.
Car leur front marqué du sceau de la mort,
– dent pourrie, chair décomposée –
ils vont disparaître à jamais.
Et bien sûr ma bien-aimée, bien sûr,
Sans maître et sans esclaves
Ce beau pays deviendra un jardin fraternel!»
(Nâzim Hikmet, ''Les ennemis'', 1948)
* Docteur en Droit, avocat au Barreau de Paris.