Dommage que la Tunisie n'ait pas tiré le meilleur parti de la révolution pour inscrire dans la constitution davantage de libertés, de séparation du religieux et du politique et d'égalité homme-femme...
Par Tarak Khezami
Portés sur les fonts baptismaux par la modernité, la séparation des pouvoirs, l'équilibre entre les pouvoirs, la démocratie, les droits de l'Homme, la liberté de la presse... peinent à s'acclimater dans des pays tellement attachés à leur passé qu'ils ne peuvent manifestement pas accueillir sur leur sol ces concepts sans risque de contorsions, de heurts voire de rejet.
Les nations qui ont su se forger un destin ont osé, non sans souffrance, à des moments-clés de leur histoire, se débarrasser de tous les impedimenta qui les empêchent d'avancer sur la voie longue et difficile de la modernité.
Des ténèbres du moyen-âge aux lumières de la modernité
En effet, les événements majeurs qui marquent, dans l'histoire des idées, le passage d'une ère à une autre se sont toujours faits dans la douleur voire la violence et le sang.
Pouvons-nous affirmer, sans nous embarrasser d'ambages, que cette quatrième version du projet de constitution peut faire passer de plain-pied le pays qui est à l'origine du printemps arabe des ténèbres délétères du moyen-âge aux lumières salutaires de la modernité ?
La nouvelle ère à laquelle nous aspirions avant et pendant la révolution tunisienne était pour nous sans conteste l'ère des raisonneurs qui devait rompre hardiment avec l'ère si longue et si suffocante des dormeurs.
Les raisonneurs, théoriquement les élites des pays du printemps arabe, avaient la lourde responsabilité de tirer leur pays vers le haut en montrant le chemin de la lumière.
Ils avaient pour mission de marcher sur les pas de leurs prédécesseurs. Ceux-là mêmes qui ont su montrer le chemin du salut à leur peuple par la force de l'argument.
Mais ceux qui se faisaient passer pour de grands raisonneurs n'étaient que des diseurs, de piètres diseurs. Et comme tous les grands diseurs, ils se sont avérés être de petits faiseurs.
C'était aussi compter sans la ténacité des dormeurs qui n'hésitaient pas à brandir l'argument de la force pour se faire entendre et imposer leurs idioties à chaque fois qu'un raisonneur essayait de faire bouger un tant soit peu les lignes. Tant et si bien que les raisonneurs avaient du mal à les réveiller de leur profond sommeil et à réveiller par là même la grande masse du peuple tunisien.
L'arrogance des dormeurs épris du passé
Condescendants, orgueilleux et se croyant invincibles dans leur tour d'ivoire, les raisonneurs se sont payés des mots pendant plus de deux ans et ont, en toute bonne logique, fini par perdre les batailles les plus importantes, laissant ainsi les grands dormeurs ronfler paisiblement et niveler par le bas en sacrifiant aux usages séculaires.
Gardiens sourcilleux qu'ils sont du passé ou précisément de ce qu'ils estiment être des lauriers du passé glorieux qu'ils vénèrent tant depuis des siècles, les grands dormeurs du monde arabe nous empêchent de sortir du moyen âge en continuant à croire à de vieilles lunes et à exalter un passé révolu qui n'a plus guère de lien avec le présent.
Exemples: jeter les bases d'une théocratie en instaurant un nouveau califat, assurer le salut de la oumma en appliquant la chariâ, continuer à dire effrontément que nous sommes la communauté la meilleure qui ait surgi sur terre, rêver tout aussi effrontément à reprendre Grenade, dernier bastion de la présence arabe en Andalousie avant la Reconquista... Nous en passons et des meilleures.
En attendant, nous continuons à crouler sous le poids écrasant de notre passé en refusant de nous regarder en face et de nous colleter avec les difficultés de notre présent.
Mais comment faire sortir le monde arabe du moyen-âge et le faire s'engager résolument dans la voie de la modernité?
Le moyen-âge, tout le monde le sait, est une période longue de quelque 10 siècles. C'est une période où le dogme primait sur la raison.
Les médiévaux n'avaient pas le droit de raisonner, en tout cas de raisonner librement et croupissaient dans l'ignorance et la médiocrité. Les médiévaux étaient très croyants et donc timorés dans leurs actions et leurs pensées. Ils étaient d'autant plus timorés que leur rapport au sacré reposait sur la tradition, à entendre dans le sens littéral de transmission. Autant dire sans aucun recul scientifique.
Le médiéval, comme la plupart des Arabes d'à présent, avait la foi du charbonnier. C'est ce qui explique le dogmatisme et son corollaire obligé la violence. Il a fallu attendre la fin du XVIIIe siècle pour voir poindre une nouvelle génération de raisonneurs qui ont osé braver les dangers, tous les dangers, en s'attaquant aux dogmes et en entamant une nouvelle ère qui va rompre hardiment avec tout ce qui précède.
Le dogme doit-il primer la raison? La raison doit-elle primer le dogme? De la réponse à ces deux questions prégnantes et lancinantes dépend tout l'avenir du monde arabe.
Toutes ces contorsions, toutes ces réflexions acides, toutes ces pantalonnades, toutes ces gênes, toutes ces peurs, tous ces atermoiements, toutes ces hésitations... dans la rédaction de la constitution... auxquelles nous avons assisté médusés depuis plus de deux ans à l'Assemblée nationale constituante (ANC) et partout ailleurs s'expliquent par le fait que nous n'avons pas encore eu le courage de répondre à cette question nodale.
Braver le danger des forces rétrogrades
Si cette quatrième et peut-être dernière version de la Constitution nous paraît timorée c'est parce que ceux qui l'ont écrite sont timorés. Ils sont pris entre les tenailles du passé dont ils n'arrivent pas à se débarrasser, en tout cas pas complètement, et les réquisits de la modernité qui les effraie tant. Cela explique par ailleurs les contradictions contenues dans ce texte surtout dans les versions précédentes (exemples : Etat civil mais qui a une religion, égalité partielle entre les hommes et les femmes, liberté de conscience partielle, liberté conditionnée de la presse, séparation partielle des pouvoirs...). Quand on est à ce point timoré, on ne peut pas avoir le toupet de se faire passer pour un révolutionnaire. Car le révolutionnaire est intrépide et impavide. Il ne recule pas devant le danger. Le révolutionnaire ose professer des idées hétérodoxes et est toujours prêt à mourir pour les voir se concrétiser dans son pays et entamer ainsi une nouvelle ère dans l'histoire de l'Humanité. Si ses idées prennent, il sait qu'il sera porté aux nues. Il sait aussi qu'il passera à la postérité. Si en revanche ses idées ne prenaient pas, il sait que son action serait jugée comme cas pendable.
La parole révolutionnaire est donc une parole risquée. C'est une parole qui n'aime pas traverser à gué. C'est une parole qui n'aime pas transiger. C'est une parole qui ose... braver le danger des forces rétrogrades.
La parole révolutionnaire a aussi cette particularité qu'elle finit, malgré les difficultés, par porter. Elle en est persuadée. Elle en est même convaincue. D'ailleurs, plus on s'évertue à lui mettre des bâillons, plus elle en est convaincue. L'histoire nous a en effet démontré par a + b que les idées neuves mettent du temps, parfois beaucoup de temps, pour s'imposer. Changer les structures mentales est malaisé. C'est un travail laborieux. Un travail de longue haleine qui exige beaucoup de patience et beaucoup de pédagogie.
Il est évident que la nouvelle constitution dans sa version 4 n'aime pas prendre de risques. Il est vrai qu'il y a des avancées certaines sur bien des sujets. Mais il n'en est pas moins vrai que ces avancées restent bien en-deçà de ce qu'on est en droit d'exiger après une Révolution qui comme toutes les révolutions a lieu tous les 50, cent voire 200 ans...
A tous les progressistes et modernistes de mon pays, je dis la chose suivante : la modernité ne se décrète pas dans des tours d'ivoire, elle se conquiert sur le terrain des quartiers populaires, dans la contingence de la vie quotidienne par le citoyen lambda.
Son acquisition et son acclimatation son d'autant plus aisées qu'elles ne sont pas imposées par la force directe ou indirecte de l'Etat ou des tours d'ivoire. Aussi ne faut-il pas aller vite en besogne en se comparant à des pays qui ont mis des siècles pour arriver à jouir des différents progrès dont ils jouissent aujourd'hui. Sachons donner du temps au temps. Sachons faire preuve de patience. Soyons enfin optimistes en voyons la moitié du verre qui est pleine et en oubliant ne serait-ce que momentanément la moitié qui est vide.
A titre personnel, je crois que la Tunisie n'a pas tiré le meilleur parti de cet événement si exceptionnel et si inattendu qu'est la Révolution. Dommage que nous n'ayons pas pu faire plus sur les libertés, sur la séparation du religieux et du politique et sur le problème de l'égalité homme-femme... Cela prendra le temps que cela prendra. Mais cela viendra. Nous en sommes convaincus!
Fasse Dieu que notre pays se redresse le plus vite possible !