Toute initiative de conciliation est d'emblée vouée à l'échec dès lors que certaines de ses parties-prenantes espèrent réaliser des bénéfices en jouant le pourrissement. Les pertes comme les bénéfices doivent être partagés.
Par Sami El Gouddi* et Abdeljaoued Kacem*
N'en déplaisent aux défaitistes, l'édifice «démocratie» se construit jour après jour. Faire ce constat alors que le dialogue national trébuche, sonne comme une provocation. Mais, si personne ne doute que la date du 14 janvier 2011 ait marqué la fin d'une époque, il reste, pour réussir notre projet de démocratisation, à déterminer la nature des blocages qui entravent notre avancement.
De prime abord, un paradoxe nous interpelle: alors que partout dans le monde, elles permettent de résoudre les conflits politiques, voilà qu'en Tunisie, des élections démocratiques suscitent moult crises. Quelle incongruité?
Les réfractaires éternels, et indépendamment de leurs colorations politiques, y voient une preuve de la défaillance des régimes démocratiques. D'autres, et en dépit d'un verbe exagérément policé, s'acharnent à exiger l'invraisemblable dans le seul but d'accabler un rival politique.
Entre ces deux tendances, rares sont, hélas, les hommes politiques qui restent convaincus que toute réforme ne peut être acceptée que si elle est graduelle. Et il ne s'agit pas de n'importe quelle réforme, mais de ce genre de réforme qui change le destin d'un peuple; une réforme qui inaugure le passage d'une culture totalitaire à une culture démocratique.
Déchainés qu'ils sont, les acteurs politiques ne semblent pas saisir la singularité d'une période transitoire. En se focalisant sur leur propre légitimité, ils sont en passe de délégitimer le processus démocratique lui-même.
Dans cette ambiance empreinte d'incertitude, l'initiative du dialogue national, nous permettra-t-elle de transcender nos divergences et de s'éloigner du spectre d'une régression démocratique?
I- Une marche difficile...
Certains qualifieraient volontiers le dialogue national d'«ultime tentative» qui mènera soit vers la réussite soit vers l'échec: les solutions intermédiaires sont d'emblée exclues. Or, le processus de démocratisation ne peut se résigner à ce genre de déterminisme, il est progression marginale et déconstruction successive de réflexes endurcis.
Tous s'attendent à ce que, le «dialogue national» opère une rupture dans la culture politique. Et c'est en partie chose faite. N'a-t-il pas en effet condamné l'ensemble de la classe politique à relativiser la véracité de concepts clés jusque-là érigés en dogmes? N'a-t-il pas implicitement discrédité le recours à la mobilisation des masses pour régler les affaires politiques? L'enthousiasme postrévolutionnaire s'essouffle et «la soumission» des politiciens aux exigences de la politique est en marche.
Ghannouchi (Ennahdha) et Caïd Essebsi (Nida Tounes): concevoir des concessions ne signifie pas s'aplatir face à l'autre. (Ph. Ghassen Ksibi).
II- Légitimité versus confiance...
Revenons à notre interrogation initiale. Mais de quelle crise s'agit-il? Judicieuse question à laquelle il convient de répondre avant de procéder à une quelconque évaluation des conséquences du dialogue national.
Le paysage politique est fortement tiraillé entre une opposition constamment méfiante et encline à contester toute décision émanant du gouvernement et une majorité dénonçant l'irresponsabilité de l'opposition et son refus d'accepter la légitimité électorale. Les termes de la crise sont ainsi posés. Il s'agit d'un conflit entre une logique de «confiance» et une logique de «légitimité». D'où notre interrogation: dans quelle mesure la proposition du Quartet contribue-t-elle à débloquer pareille situation?
Sans trop s'embourber dans les détails, on fera observer que la crise n'est pas d'ordre légal. En effet, personne ne conteste que, globalement, le corpus législatif tunisien, est foncièrement en accord avec les principe démocratiques. Même les Constitutions successives de la Tunisie, hormis quelques articles, semblent parfaitement convenables. Les défaillances se situent plutôt dans les pratiques et aucunement dans les textes de loi. Hélas, notre puritanisme révolutionnaire infondé nous a fait perdre deux ans et les propositions opportunistes et/ou idéalistes des uns et des autres risquent sérieusement de faire voler en éclats notre projet démocratique.
Nous suggérons que notre crise est avant tout une crise de confiance conjuguée à une interprétation simpliste de la notion de légitimité. Cette crise de confiance a atteint son paroxysme avec la suspension des travaux de l'Assemblée nationale constituante (ANC). Rassurons-nous toutefois. Rien de catastrophique à ce qu'en période transitoire, les acteurs politiques soient méfiants les uns envers les autres. A cet égard, quiconque imagine qu'il suffisait d'organiser des élections transparentes pour dissiper les craintes et instaurer la confiance se trompe complètement. La confiance est une mécanique bien plus complexe pour qu'elle soit ainsi instaurée. Elle se construit à petit pas sur la base de concessions mutuelles.
Ironiquement, le terme de «légitimité», cristallise depuis la révolution toute sorte de controverses si bien qu'il devient source de conflits plutôt qu'une base de conciliation. On ne peut faire usage d'un concept aussi fondateur en se limitant à une logique purement légaliste. La démarche idéale consiste à appréhender ce concept en le ramenant à l'objectif initial auquel il est censé répondre, la confiance, en l'occurrence.
L'on peut, à cet effet, reprocher au gouvernement son attitude d'esquiver les critiques et les questionnements en brandissant le glaive de la légitimité, oubliant qu'en période de transition la méfiance est de mise et que l'usage excessif d'une grammaire légaliste génèrent spontanément des peurs qui, du coup, sont parfaitement légitimes.
Les dictatures de toutes sortes n'affectionnent-elles pas se parer avec les habits de la démocratie pour dissimuler leurs effroyables natures? Une peur légitime donc, qu'on ne peut dénigrer. Pendant les périodes transitoires, les aspects psychologiques ne peuvent être négligés sous prétexte d'appliquer stricto-sensu les attributs de la «légitimité» tels qu'ils sont définis par la loi. Un discours «légitimiste» et «légaliste» risque de compromettre le processus démocratique.
III- Le champ des solutions reste possible...
En convenant que la crise est principalement de confiance, reste maintenant à inventer les moyens adéquats pour la dépasser sans courir le risque d'en créer d'autres qui pourraient se révéler plus tenaces. «On ne guéri pas la grippe avec le choléra».
Eu égard l'incertitude qui règne, la constitution d'un gouvernement d'unité nationale devient incontournable. La configuration actuelle nous rappelle à quel point la stabilité est précaire. D'un côté, un gouvernement légitime mais de plus en plus contesté et de l'autre une opposition active mais dépourvue de capacité de mobilisation. S'il n'y a pas de règles qui permettent d'arbitrer ce conflit, il est vital pour que la société ne se désintègre pas que le peuple puisse à nouveau s'exprimer. C'est la mission qu'il revient au prochain gouvernement d'accomplir.
A ceux qui insistent sur la légitimité, nous rappelons que celle-ci présente deux versants : une légitimité suggestive qui accorde un droit et une légitimité contraignante qui impose une obligation. Si la première est malléable au gré des négociations entre partenaires, la seconde quant-à-elle est plus stable et ne peut admettre le moindre changement sans acceptation populaire préalable.
A ceux qui insistent, et à juste titre, sur la confiance, nous soulignons que celle-ci ne doit pas conduire à des concessions portant sur des éléments couverts par la légitimité contraignante, auquel cas on remplace une crise de confiance par une crise plus profonde relative au non respect de la volonté populaire. Au-delà d'un certain seuil, la revendication de «confiance», peut anéantir tout espoir de bâtir un régime démocratique.
En guise de conclusion, nous estimons que la réussite de la démarche du dialogue national passe par le respect des trois principes suivants:
1. concevoir des concessions ne signifie pas s'aplatir face à l'autre, c'est une condition sine qua non pour marier la logique de légitimité à la logique de confiance;
2. admettre que le dialogue national ne doit pas déboucher sur une configuration gagnant/perdant;
3. former un gouvernement d'unité nationale qui aura pour principale tâche la préparation des prochaines élections et la consolidation des réformes démocratiques. Nous devons rester humbles et raisonnables quant aux objectifs de ce gouvernement. Il est inconcevable de lui assigner des responsabilités autre que la gestion des affaires courantes.
En dépit des déclarations des uns et des autres, il est une évidence en politique : toute initiative de conciliation est d'emblée vouée à l'échec dès lors que certaines de ses parties-prenantes espèrent réaliser des bénéfices en jouant le pourrissement. Les pertes comme les bénéfices doivent être partagés.
* Docteurs en sciences économiques et fondateurs de Prospective Research Centre (PRC).