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La réussite de la transition démocratique en Tunisie aura des effets limités si elle n'est pas soutenue par une relance économique. Or le manque d'investissement empêche l'économie tunisienne d'entamer un processus de croissance auto-entretenue.

Par Sami El Gouddi1 et Abdeljaoued Kacem2

En chargeant Mehdi Jomaâ de constituer son équipe gouvernementale, le dialogue national a tenu ses promesses en mettant fin à une affaire qui symbolise la prééminence de l'irrationnel dans la politique tunisienne.

Une réussite donc mais dont les effets demeureront limités tant qu'elle n'est pas soutenue par une relance économique.

Au-delà de son acception vulgaire, associée à la satisfaction des besoins matériels, la dimension économique consolide les liens de citoyenneté à travers les valeurs de création, de partage, de justice et de mérite entre autres. Les vertus sociétales de la sphère économique sont bien plus complexes et plus profondes que ne cherchent à les réduire les «économophobes».

Elles adoucissent les mœurs et tempèrent les conflits sociaux. Pour s'en convaincre rien n'est aussi instructif que de jeter un coup d'œil sur la prééminence philosophiques des pères fondateurs de l'économie (Cantillon, Smith, Ricardo, Marx...) lesquels attestent qu'à ses origines cette discipline est davantage une éthique qu'une technique.

Même si le verbe politique domine, personne ne conteste que la réussite de la transition démocratique aille de pair avec une transition économique.

A la question de savoir quels sont les déterminants de la relance économique, les avis divergent. Si dans les pays développés, la consommation constitue une variable privilégiée de relance, dans les pays en développement la stimulation de l'offre, avec son corollaire l'accroissement de l'investissement, en est la pierre angulaire. Constat qui vaut pour la Tunisie puisque le manque d'investissement empêche l'économie tunisienne d'entamer un processus de croissance auto-entretenue. Bien plus que le ralentissement de l'investissement, c'est le phénomène de désinvestissement qui fait craindre le pire. Même si le volet sécuritaire accentue la méfiance des investisseurs, force et d'admettre que le phénomène de désinvestissement gangrène l'économie tunisienne depuis plus de deux décennies.

Avant de définir les contours de ce qui constituera les bases d'une nouvelle orientation économique en Tunisie, il convient de revenir brièvement dans une première partie sur les principales défaillances de notre modèle actuel. La deuxième partie insistera sur les limites d'une vision macroéconomique et enfin dans une troisième partie nous soulignerons l'incompatibilité de notre mode d'accumulation avec l'impératif de développement.

I – Les 10 maux de l'économie tunisienne :

La dégradation de la situation économique en Tunisie présente plusieurs facettes. Nous présenterons ce qui nous semble être les dix maux les plus symptomatiques de l'altération de notre modèle de croissance.

1) Une inflation persistante qui affaiblie continuellement le pouvoir d'achat des ménages.

2) Une économie parallèle touchant un nombre de plus en plus important de produits de première nécessité et révélant l'incapacité chronique de l'Etat à collecter les impôts.

3) Un système financier inefficient et handicapant pour le développement des entreprises et la stimulation de la consommation.

4) Une banque centrale condamnée à gérer l'urgence. L'absence de stratégie et de politique monétaires transparente renforcent l'effet boule de neige inflationniste et maintiennent la pression sur la demande de monnaie centrale.

5) Un endettement extérieur périlleux car de moins en moins affecté à des projets stratégiques de long terme et de plus en plus destiné à la gestion courante des affaires de l'Etat.

6) Une administration de plus en plus gourmande en ressources et qui fonctionne d'une façon arbitraire suscitant la méfiance des entreprises et des particuliers.

7) Un système éducatif révolu ne répondant ni aux impératifs du marché du travail ni aux exigences d'une politique de Recherche et Développement. Les jeunes diplômés sont les premières victimes des formations universitaires inadaptées.

8) Une recherche scientifique quasi-inexistante et ce malgré le fait qu'elle soit indispensable pour aiguiller nos entreprises dans leurs efforts de glisser vers une culture d'innovation et de maîtrise technologique.

9) Une faible compétitivité internationale de nos produits en dépit des faibles salaires distribués. Par ailleurs, notre spécialisation est désuète, ne parvenant pas à évoluer vers des secteurs à plus forte valeur ajoutée.

10) Le modèle de croissance de notre économie, basé sur l'exploitation des ressources naturelles et une main d'œuvre bon marché montre aujourd'hui ses limites. Il suggère une réflexion approfondie sur les manières de s'inscrire dans une nouvelle trajectoire de croissance.

II – Les limites d'une vision macroéconomique

Face à l'urgence, l'Etat se doit d'agir. Cependant, tant que cette intervention se contente d'un objectif d'équilibrage macroéconomique, les effets escomptés seront modestes. Le délabrement de notre économie est tel que l'on ne peut espérer mettre en place une politique dont l'objectif est autre que celui qui consiste à freiner l'hémorragie. Nulle question dans l'état actuel d'opérer un repositionnement sur une trajectoire de croissance et de développement de long terme.

Cet acharnement macro-économiste part de l'hypothèse, facilement démentie par les faits, que les équilibres alimentent spontanément la croissance et améliorent continuellement le bien-être collectif.

C'est en s'appuyant sur cet aphorisme, que l'ancien régime a constamment éludé une incontournable restructuration de l'économie, privilégiant plutôt une approche technicienne, de surcroit moins périlleuse pour une légitimité politique qui lui fait souvent défaut.

Nous partons de l'hypothèse que les différents remèdes macroéconomiques, administrés par le passé et recommandés pour l'avenir, ne constituent guère une réponse adéquate face à l'épuisement du paradigme économique dont souffre la Tunisie.

Or souvent, dès que l'on évoque la question des réformes économiques, se sont les spécialistes de la macroéconomie qui occupent le devant de la scène. Il n'est pas question ici de remettre en question les compétences de nos économistes, loin s'en faut. C'est la macroéconomie elle-même qui affiche une insuffisance intrinsèque à répondre aux défis auxquels la Tunisie fait actuellement face. De part ses outils et son champs d'action, elle favorise la croissance à travers une meilleure allocation des ressources. En revanche, elle est incapable de se détacher d'un paradigme d'accumulation désuet et proposer de nouvelles alternatives offrant de plus grandes possibilités de croissance.

Sans chercher la provocation, nous osons même dire que paradoxalement, les performances des interventions macroéconomiques peuvent constituer un piège lorsqu'elles justifient le figement et disqualifient la refonte d'un mode de production inefficient.

Ce dont la Tunisie a besoin ne se résume pas à des bricolages techniciens dans le but de colmater les brèches d'un système en naufrage mais l'adoption d'un nouveau mode de production plus à même à nous protéger du vent de la mondialisation et à nous permettre de dépasser les relations conflictuelles entre les divers acteurs.

III – Echec de la logique d'accumulation basée sur la promotion des exportations

Nous reformulons notre hypothèse autrement en disant que la crise que nous traversons n'est pas due aux déséquilibres macroéconomiques qui caractérisent l'économie tunisienne. Le problème se situe plutôt dans la défaillance du régime d'accumulation mis en place depuis le début des années 70. Régime qui avait pour objectif l'industrialisation de l'économie tunisienne via la promotion des exportations.

En dépit de ses multiples défaillances, ce modèle a incontestablement favorisé l'amorce d'un processus d'industrialisation et l'émergence d'une culture entrepreneuriale jadis quasi-inexistante. A travers notamment l'exploitation de ses faibles coûts de production et les diverses exonérations douanières sur ses produits à destination du marché européen, la Tunisie a connu une forte progression de ses exportations durant les décennies 70-80.

Toutefois, au début des années 90 des signes de craquements commencèrent à se faire entendre. En effet, depuis la création de l'OMC et l'adoption de nouvelles règles du commerce international, notamment le démantèlement des barrières douaniers, la Tunisie perd progressivement ses privilèges douanière affiche une nette régression de ses exportations. Elle subit de plein fouet la concurrence d'autres pays où les coûts salariaux sont beaucoup moins élevés(1).

Ces constats nous amènent à dire qu'en raison des transformations que connait l'économie mondiale depuis les années 90, la stratégie de la promotion des exportations devient préjudiciable pour des pays comme la Tunisie; elle devient source de stagnation, de désinvestissement et de conflits sociaux.

Dans le cas de la Tunisie, la stratégie de la promotion des exportations repose sur la présence d'un avantage coût.

Concrètement, ceci consistait à améliorer la compétitivité de nos entreprises en veillant à ce que les salaires des travailleurs demeurent relativement faibles(2). Néanmoins, un bref bilan d'évaluation, nous révèle à quel point cette orientation a compromis le développement de l'économie tunisienne.

D'une part, la pratique de faibles salaires, empêche la progression du pouvoir d'achat des tunisiens et entrave conséquemment l'épanouissement d'une industrie orientée vers le marché local. D'autre part, les salaires tunisiens ne sont pas suffisamment faibles, comparés à d'autres pays, pour stimuler la progression des exportations.

A bien des égards, le démantèlement des barrières douaniers et l'intensification de la concurrence entre pays en développement, exige la transformation d'un «avantage-coût» en «avantage-misère». Et les exemples ne tarissent pas. En effet, force est de constater que, hormis quelques exceptions, les pays qui parviennent à améliorer continuellement leurs exportations sont ceux qui accusent les niveaux de pauvreté les plus catastrophiques(3).

La baisse des exportations tunisiennes ne résulte pas seulement de la concurrence en provenance des pays en développement, mais aussi des pays développés. En effet, le commerce international s'est depuis longtemps basé sur une configuration où les pays en développement se spécialisent dans les produits intensifs en travail tandis que les pays développés se spécialisent dans les produits intensifs en capital. La spécialisation tunisienne s'inscrit parfaitement dans cette logique puisque ses exportations se composent de produits nécessitant une main-d'œuvre bon marché.

Cette répartition spatiale des avantages comparatifs a justifié l'afflux de l'investissement direct étranger (IDE) vers la Tunisie dans les secteurs intensifs en travail, notamment le textile. Or, avec l'innovation technologique, plusieurs produits textiles se sont transformés en produits intensifs en capital si bien que leurs fabrications deviennent désormais plus rentables dans les pays développés. Ainsi, des secteurs qui se sont délocalisés pendant les années 70 dans les pays en développement, se sont relocalisés dans les pays du centre(4).

Par ailleurs, ce mode d'accumulation axé sur une spécialisation dans les secteurs à faible valeur ajoutée n'incite pas les firmes à adopter les nouvelles technologies. De même, il ne favorise pas le transfert technologique depuis les firmes étrangères vers les firmes locales.

Vers un nouveau modèle de développement

Pour conclure sur cette partie, nous sommes contraints d'admettre que la Tunisie est à cheval entre deux types d'avantages inachevés et objectivement incompatibles. Un avantage de coût et un avantage cognitif(5). S'il parait impossible que la Tunisie s'inscrive pleinement dans une logique de consolidation d'un avantage-coût, il ne lui reste donc plus qu'une seule alternative: glisser vers un modèle d'accumulation où les avantages se construisent sur la base d'une maitrise cognitive et non d'une réduction des coûts. C'est l'objectif d'un second papier et qui sera prochainement publié.

1) Docteur ès sciences économiques et chercheur au Centre des études et recherches économiques et sociales (Ceres), Tunisie.
2) Docteur ès sciences économiques et chercheur ETE à l'Université d'Evry, France.

 

Notes :
1- Durant cette période, les exportations de pays tels que le Pakistan, le Sri Lanka, le Bengladesh vers l'Europe ont enregistré une forte progression (OCDE, 2011).
2- Inutile de préciser que cet impératif de faible coût a continuellement alimenté les conflits sociaux entre les patrons, les salariés et l'Etat.
3- A titre d'exemple, on peut citer le Bangladesh dont les exportations manufacturières ont en moyenne augmenté de 16,35% de 1986 à 2007 (selon les statistiques de Bangladesh Exports Bureau). Pourtant, différents indicateurs de l'Unicef révèle l'existence d'une grande précarité (taux d'alphabétisation des jeunes est de 75%; population en dessous du seuil de pauvreté s'élève à 43%; etc.).
4- Cette situation de perte/récupération des avantages comparatifs est analysée dans un modèle évolutionniste proposé par (El Gouddi, 2011).
5- Un avantage associé à la maîtrise et au développement des connaissances.