Ceux qui ont enterré trop tôt Ennahdha en sont pour leur frais, car le parti islamiste est déjà de retour, courtisé par différents partis qui voudraient tisser des alliances avec lui.
Par Slaheddine Dchicha*
Après des atermoiements infinis, la Troïka et à sa tête Ennahdha a été forcée de céder la place à un gouvernement de «compétences nationales». Depuis, et jusqu'à la mi-mai, la vie politique semble apaisée; l'opposition démocratique soulagée; la société civile rassurée; quant au gouvernement de M. Jomaa, il semble apprécier les délices de «l'état de grâce».
En effet, il n'y a rien de plus naturel que d'éprouver des moments d'assoupissement voire d'euphorie après avoir mené des combats intenses et épuisants. Mais le risque, c'est de sombrer dans la léthargie, de baisser la garde et de croire que le danger est définitivement écarté.
En effet, le danger serait de se croire définitivement débarrassé de l'islam politique, c'est de croire que c'en est fini d'Ennahdha, c'est de la croire écartée du pouvoir alors que quitter le gouvernement ne veut nullement signifier «céder le pouvoir» ce qui, d'ailleurs, a été confirmé par Ghannouchi et ce que corroborent tous les jours de nombreux exemples dans les pays arabes où celui qui gouverne ne détient pas forcément le pouvoir. A ce titre, on pourrait se demander qui gouverne en Algérie? Qui gouverne en Egypte? Qui gouvernait en Tunisie au temps de la Troïka? La coalition? Ennahdha? Ou bien son Politburo, Majlis Choura?
Afin de s'épargner les mauvaises surprises, il convient de rester éveillé et de garder un œil sur Ennahdha. La prudence impose de revenir encore et encore sur les méthodes de ce parti, sur sa tactique et surtout sa stratégie à long terme.
Souvenons-nous des compagnons d'Ulysse qui, sans l'intelligente vigilance de ce dernier, ont failli sombrer dans le doux sommeil auquel les conviaient les généreux Lotophages sur les séduisants rivages de Djerba la douce.
La divine surprise
Même s'il y a eu des signes avant-coureurs, et notamment les grèves et les émeutes du bassin de Gafsa en 2008 et les affrontements de Ben Guerdane en août 2010, le soulèvement populaire qui a balayé la dictature a pris de court tout le monde et en premier lieu le mouvement Ennahdha, qui est resté sidéré pendant quelques temps et discret pour ne pas dire absent jusqu'au retour à Tunis de son leader Ghannouchi, plusieurs semaines après la chute de Ben Ali.
Cet événement, qui a perturbé l'agenda du parti islamiste, a été interprété comme une manifestation divine qui exigeait réponse et implication et Ennahdha de saisir l'occasion. La suite est connue. «Grâce à Dieu», au wahhabite Qatar et à ce «mécréant» d'Oncle Sam, Ennahdha a gagné les élections d'octobre 2011 et a pu «gouverner» le pays avec la collaboration de deux partis harkis prétendument laïques voire de gauche.
Cette expérience imprévue a permis de sortir les Frères de prison, de se venger et de s'enrichir en obtenant des indemnités, des réparations et des compensations. Elle a permis aussi d'avoir une expérience du pouvoir, de connaître et pratiquer les rouages de l'Etat, de former des cadres et de de jeter des jalons pour le futur.
Elle a permis enfin de familiariser les concitoyens avec la présence des Frères et de banaliser leurs idées en imposant leurs préoccupations et leurs thèmes : polygamie, excision, complémentarité hommes/femmes, habous, jihad nikah...
Mais étant donné que la résistance était forte et que la société tunisienne était réticente, un retrait tactique s'est imposé quoiqu'en dise M. Ghannouchi: «Ennahdha a quitté le pouvoir par choix éthique»; «nous faisons un sacrifice dans l'intérêt du pays, pour la réussite du processus démocratique». Et bla-bla-bla...
L'agenda des Nahdhaouis leur permet d'encaisser les échecs, de les compenser et de se consoler dans un attentisme confiant qui s'apparente au messianisme.
«Taqiya», «kitman» et entrisme
L'occasion s'est présentée et elle a été saisie pour entre autres faire avancer «l'islamisation de la société tunisienne», cependant, il ne fallait ni s'entêter ni se précipiter car, de toute façon, la tâche est immense et de longue haleine.
Les obstacles rencontrés sur le plan national: difficultés de la gestion des affaires publiques, terrorismes et assassinats politiques; les rapports de forces au niveau international et notamment la situation de la Confrérie en Egypte ont dicté le retrait et la pratique de la «taqiya» (dissimulation, tromperie).
Il s'agit pour les Frères de se faire oublier et de faire oublier les incompétences, les scandales et autres «casseroles» et de revenir au travail humble et quotidien auprès des gens et en particulier auprès des enfants et des familles. Il s'agit aussi de gérer les myriades d'associations qui maillent tout le territoire et qui pallient ainsi le manque de l'Etat et adoucissent quelque peu la dureté de la crise à laquelle les Frères ont contribué par leur gestion calamiteuse.
En attendant des jours meilleurs, l'action quotidienne permet l'accès à l'information grâce aux réseaux dormants sans pour autant renoncer à exercer une pression discrète sur le gouvernement, par le biais des fidèles mis à la bonne place dans les ministères et l'administration et grâce au bloc des élus nahdhaouis de l'Assemblée constituante.
La «taqiya» et le «kitman» permettent la survie, la clandestinité et le double discours. Ils permettent aussi de «travailler en profondeur les masses, les rallier à leur cause pour prendre le pouvoir dans l'assentiment général et réformer comme ils l'entendent les territoires conquis. C'est au peuple de les rejoindre dans leur vision du monde, pas le contraire.» (Michaël Prazan, ''Frères musulmans'', Grasset, 2014, p. 257.)
La temporalité islamiste
L'agenda des Frères musulmans, leur projet à moyen et long terme leur permettent d'encaisser les échecs, de les compenser et de se consoler dans un attentisme confiant qui s'apparente au messianisme. L'espérance et la foi en l'avenir et en la réalisation de leurs projets commandent une grande patience, comme le conseillait Ghannouchi à ses enfants Salafistes dans la fameuse vidéo mise en ligne le 9 octobre 2012: «Je dis à nos jeunes salafistes de patienter (...) pourquoi se précipiter? Prenez votre temps pour consolider les acquis».
En effet, l'islamisation de la société tunisienne, l'établissement d'un Etat islamique en Tunisie, la restauration du califat musulman et l'instauration d'un califat mondial demandent du temps et de la patience. «On ne comprend rien aux Frères musulmans si on ne voit pas qu'ils ont une temporalité qui n'est pas la nôtre», explique le chercheur Tewfik Aclimandos. Michaël Prazan explique à son tour : «Ils misent sur une temporalité qui excède la mesure d'une vie humaine pour parvenir à leurs objectifs, que ce soit à moyen terme pour la restauration du califat, ou à très long terme pour l'instauration du califat mondial.» (Opus cité, pp. 257-258). Cependant ni le moyen ni le long terme n'excluent l'immédiat, la brève échéance.
Ennahdha, le retour
Ceux qui ont enterré trop tôt Ennahdha, ceux qui ont cru que ce mouvement est hors course parce qu'il a perdu ses alliés égyptiens, ceux qui se sont sentis soulagés parce que l'Arabie Saoudite a déclaré les Frères musulmans mouvement terroriste et enfin ceux qui, distraits ou amusés par les facéties de la ministre du Tourisme Amel Karboul, ont oublié leur vrai adversaire, tous en sont pour leur frais car Ennahdha est de retour si jamais il s'en est allé.
Ali Larayedh et Rached Ghannouchi sont omniprésents dans les médias. Ce dernier n'a-t-il pas déclaré à ''Asharq Al-Awsat'', le vendredi 30 mai : «Nous demeurons le plus grand groupe à l'Assemblée, qui est l'origine du pouvoir dans le pays, et partant rien ne passe sans l'accord d'Ennahdha». Et donc il n'est pas étonnant que ce parti ait obtenu tout ce qu'il voulait : un régime semi-parlementaire et la tenue des élections législatives avant les présidentielles
Comme Néjib Chebbi, faisant ici les yeux doux à Rached Ghannouchi, beaucoup de personnalités politiques ont besoin aujourd'hui du vote d'Ennahdha pour exister.
Une semaine après la déclaration de Ghannouchi, le parti islamiste a organisé un gigantesque rassemblement à la place de la Kasbah. A la fois pour célébrer son 33e anniversaire et pour évaluer et démontrer sa force.
Enfin, le Centre d'étude de l'islam et de la démocratie à Washington (CSID) a décerné le prix du Musulman démocrate au bloc d'Ennahdha à l'ANC. L'événement aurait été dérisoire, car le dirigeant du dit Centre est un nahdhaoui, si Nejib Chebbi n'avait pas fait le voyage à Washington avec Ali Larayedh et Sahbi Atig, deux chantres de la démocratie comme chacun le sait.
Le parti islamiste est non seulement de retour, mais fort des scores dont il est crédité dans les sondages, il se pose comme «faiseur de roi», courtisé par différents partis qui aimeraient tisser une alliance avec lui et par différentes personnalités qui voudraient son soutien pour les présidentielles...
La victoire d'Ennahdha se profile à l'horizon, à moins... que les citoyens ne soient pas atteints d'amnésie et se souviennent le jour venu des années de la Troïka et de tout ce qu'ils ont enduré, à moins aussi que les hommes politiques authentiquement démocrates mettent de côté leur ambition, leur égo et leur narcissisme et pensent à l'intérêt du pays et au bien commun ! A moins, enfin, que les médias, ces Ulysse modernes, soient vigilants et empêchent les citoyens de sombrer dans le doux oubli.
* Universitaire franco-tunisien.
{flike}