L'Arabie saoudite semble avoir engagé une évolution majeure en accordant la priorité à la lutte contre l'extrémisme islamiste, à l'extérieur comme à l'intérieur.
Par Michel Roche*
L'irruption brutale de l'Etat islamique de l'Irak et du Levant (EIIL) sur la scène irakienne est en train de bouleverser les cartes au Moyen Orient contraignant tous les acteurs à revoir leurs options.
Désormais menacée, l'Arabie saoudite a engagé ce qui ressemble fort à une évolution majeure accordant la priorité à la lutte contre l'extrémisme islamiste, à l'extérieur comme à l'intérieur du pays, tandis que l'opposition à l'Iran et la lutte contre «la menace chiite» passent au second plan.
La chute de la maison des Saoud
Deux points illustrent cette nouvelle situation: Riyad a décidé, au début du mois, de renforcer la frontière avec l'Irak afin de prévenir le risque de progression de l'EIIL. Le chiffre de 30.000 hommes, évoqué par les medias au début du mois, est probablement excessif et la presse rapporte avec plus de vraisemblance que 2000 hommes auraient pris position au poste d'Arar, tandis que la zone-frontalière serait renforcée sur une profondeur de 10 kilomètres.
Avec le Yémen, la tension est plus forte. Depuis plusieurs années, ce pays connait une grande instabilité du fait du conflit qui oppose Sanaa et les tribus, et ceci a facilité l'installation de bases arrière pour les éléments d'Al-Qaïda opérant en territoire saoudien.
Au lendemain des attentats du 11-Septembre, une branche spécifique d'Al-Qaïda pour le Golfe s'est en effet installée au Yémen, avec pour objectif la chute de la maison des Saoud et le contrôle des lieux saints.
Entrée triomphale des djihadistes de l'EIIL dans Mossoul.
Tout en combattant Al Qaïda sur son territoire et au Yémen, Riyad a longtemps soutenu les mouvements extrémistes en Syrie au nom de la lutte contre l'Iran et «l'arc chiite», préférant fermer les yeux sur le risque d'un éventuel rapprochement entre ces mouvements. L'irruption de l'EIIL sur la scène internationale a fait échouer ce calcul; en proclamant le Califat, Al-Baghdadi s'est positionné comme l'adversaire du Roi, même si les cartes publiées sur Internet ne comprennent pas l'Arabie saoudite. De son côté, Al-Qaïda dans le Golfe, comme d'autres branches d'Al-Qaïda, a fait allégeance à l'EIIL.
Un tournant décisif
Le tournant auquel on assiste en Arabie saoudite s'inscrit dans une évolution engagée à l'automne dernier et les conséquences politiques sont apparues au printemps.
Le Prince Bandar a du abandonner la direction des renseignements saoudiens, au mois d'avril; il paie ainsi les conséquences de sa politique d'armement et de financement des combattants extrémistes en Syrie, tout autant que la prise de distance vis-à-vis des Etats Unis.
Dans le même temps le pouvoir a réévalué son appréciation de la menace terroriste, plaçant Jabhat Al-Nusra et l'EIIL sur la liste des mouvements terroristes, aux côtés des Frères Musulmans; le financement privé de ces organisations via des organisations charitables a été interdit.
Les résultats de cette nouvelle orientation n'ont pas tardé à apparaître au plan international. Ainsi on assiste à un certain réchauffement avec Washington, à travers une coopération sur l'Irak au niveau du renseignement et des informations sont échangées sur le financement des organisations terroristes.
Les djihadistes de l'EIIL aux frontières de l'Arabie saoudite (carte Le Monde).
Après une visite frustrante de M. Obama à Riyad, à la fin mars, M. Kerry s'est rendu dans la capitale saoudienne au début juillet et une conversation téléphonique entre les deux chefs d'Etat a permis de mesurer combien les positions se sont entre-temps rapprochées.
L'Arabie saoudite soutient désormais, comme Washington, l'unité de l'Irak et la formation d'un gouvernement unitaire, et le Roi a annoncé un don de 500 millions de dollars US pour les réfugiés. Cette somme devrait être versée aux Nations-Unies.
On mesure le chemin parcouru depuis le début de l'année, si l'on se souvient que l'Arabie Saoudite refusait alors d'occuper son siège au Conseil de Sécurité.
Le dégel avec l'Iran
Avec l'Iran, le contact a repris. Lors de sa tournée dans le Golfe à l'automne dernier, le ministre iranien avait évité la capitale saoudienne; depuis peu des invitations ont été échangées. Même si des visites n'ont pas encore été échangées, on assiste bien à un dégel et l'Iran s'impose progressivement comme un partenaire pour le règlement en Irak.
Le chemin sera long pour parvenir à une relation normale avec les deux pays. Les Etats-Unis sont loin d'avoir soldé les conséquences des attentats du 11 septembre 2001 et les Saoudiens sont toujours accusés par l'opinion américaine d'avoir soutenu les terroristes. Une procédure judiciaire engagée aux Etats Unis risque de peser encore un certain temps sur les relations.
Avec l'Iran, les contentieux sont également lourds, qu'il s'agisse du soutien de Téhéran aux minorités chiites dans le Golfe et au Hezbollah, ou bien du dossier nucléaire iranien; sans règlement de cette question il ne peut d'ailleurs y avoir de relations normales entre les deux pays.
Le rapprochement avec la Russie, naguère poussé par le Prince Bandar, semble au ralenti et une visite de M. Lavrov à Riyad au printemps n'a pas donné lieu à des résultats significatifs.
Placée sur la défensive, l'Arabie Saoudite doit désormais composer avec les principaux acteurs au Moyen-Orient afin de prévenir un embrasement dont elle ne pourrait se tenir à l'écart, tout en menant une politique très ferme pour contrer les dérives de l'extrémisme à l'intérieur.
L'évolution est bienvenue, mais c'est aussi un aveu de faiblesse: le pays sait qu'il doit évoluer en profondeur; mais il devra le faire sous la pression d'une situation qui échappe largement à son contrôle.
* Consultant indépendant, associé au groupe d'analyse de JFC Conseil.
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