Les candidats à la présidentielle doivent clarifier leurs programmes à propos des dossiers stratégiques prioritaires: partenariat avec l'UE, surendettement, économie de marché ...
Par Ahmed Ben Mustapha*
Alors que la Tunisie entame un tournant capital de son histoire, elle se trouve confrontée, à la veille des élections, à de nombreuses menaces et entraves d'ordre politique, économique et sécuritaire qui risquent d'hypothéquer sa transition démocratique et de la réduire, à l'instar des élections de la constituante, à une simple alternance formelle de partis ou d'hommes politiques au sommet de l'Etat sans véritable confrontation d'idées, de programmes de gouvernement, sans changements de politiques et sans réel débat démocratique sur les bilans des politiques économiques ainsi que les choix stratégiques, diplomatiques et sécuritaires menés avant et après la révolution.
Poursuite des procédés de gouvernement obsolètes
Au nombre de ces dangers, il convient de citer les facteurs internes inhérents aux dérives de la période transitoire, de la classe politique gouvernante et d'une frange de l'opposition qui n'ont fait que reproduire les politiques et les procédés de gouvernement obsolètes de l'ancien régime dans le seul but de s'accaparer définitivement le pouvoir et d'imposer leur vision de la société au peuple tunisien.
Ce faisant cette nouvelle classe politique s'est trouvée contrainte de composer avec l'ancienne classe dirigeante et ses puissants alliés locaux et étrangers dont les intérêts coincident avec la poursuite des politiques économiques passées et les choix diplomatiques qui y sont associés, et ce en dépit de leurs conséquences hautement nuisibles à la Tunisie.
Et c'est ce qui explique la banalisation des crimes électoraux et la mise en place d'un dispositif constitutionnel, législatif et réglementaire ayant favorisé des candidatures fantaisistes aux présidentielles et le retour arrogant et provocateur des symboles de l'ancien régime – dont il ne faut pas minimiser les dangers – qui se positionnent en sauveurs dans un pays ruiné et dévasté par leurs choix économiques et leurs politiques désuètes menées pendant plus de deux décennies sous les ordres d'un régime mafieux, corrompu et soumis aux intérêts étrangers.
D'ailleurs, ils assument ouvertement leur gestion et leur bilan, affichant même leur fierté d'avoir servi les orientations et les politiques de la dictature, tout en faisant valoir leur prétendu compétence à l'appui de leur candidature qui, en réalité, n'est pas fortuite mais savamment orchestrée et instrumentalisée au profit des lobbies, des intérêts étrangers et de leurs alliés locaux.
Mais le plus grave est la connivence et la sympathie affichée au profit de ces candidats par une partie de la société civile et les médias dominants connus par leurs liens avec l'ancien régime. Certains de ces médias se sont même indignés de la diffusion par une chaine française d'un reportage télévisé consacré à la corruption du dictateur et de sa famille ainsi qu'à leurs fortunes amassées à l'étranger au détriment du peuple tunisien.
Malencontreusement, tout cela n'est que le fruit de la complaisance et de l'impunité qui leur a été assurée par les partis au pouvoir mais aussi par certains partis supposés militants et démocratiques, qui en fait ne rêvent que de parvenir au pouvoir sans offrir la moindre alternative réelle au niveau des programmes, de la vision globale de la Tunisie future ainsi que des grands choix de gouvernement.
La monopolisation des dossiers stratégiques
A ce propos, il convient de signaler la récente déclaration du candidat du Parti républicain aux élections présidentielles, Ahmed Nejib Chebbi, selon laquelle il y aurait un consensus des partis et de toute la classe politique sur le choix de l'économie de marché en tant que modèle de «développement» convenable pour la Tunisie, ce qui suppose que ce dossier d'importance serait déjà tranché et de ce fait exclu de la campagne électorale.
Ce faisant, le peuple tunisien serait privé du droit de débattre et de se déterminer en toute souveraineté sur les grandes orientations et les options fondamentales ainsi que les questions d'ordre stratégique, politique, économique et sécuritaire qui engagent son avenir et touchent à ses intérêts vitaux.
Certes, ce genre de dossiers relève constitutionnellement des attributions du président de la république, du chef de gouvernement et de la future assemblée du peuple issus des prochaines élections.
Toutefois, les futures institutions légitimes risquent de voir leur marge de manœuvre réduites et leurs prérogatives confisquées du fait des engagements pris ou des accords conclus ou envisagés par les autorités provisoires sur les dossiers d'importance stratégique en dehors de tout consensus et de tout dialogue national.
Au nombre de ceux-ci, il convient de mentionner le plan d'action signé en avril 2014, qui prévoit la consolidation de l'économie de marché par l'extension aux secteurs des services de la zone de libre échange des produits industriels créée en 1995 par l'ancien régime dans le cadre du partenariat avec l'Union européenne (UE).
Certes le gouvernement a différé la conclusion de l'accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) mais il n'a pas envisagé de le soumettre à une consultation nationale dans le cadre du dialogue national économique qui semble avoir été gelé.
Il en est de même de la nouvelle stratégie nationale de développement et de reconstruction élaborée par le gouvernement et soumise, début septembre 2014, à la conférence sur l'investissement officiellement destinée à regagner la confiance des investisseurs étrangers.
D'ailleurs le nouveau code des investissements, dont l'adoption a été également reportée, mérite aussi d'être soumis à consultation en raison de certaines de ses dispositions notamment la possibilité accordée aux étrangers d'accéder à la propriété agricole.
En effet, il ne faut pas perdre de vue qu'il a fallu à la Tunisie indépendante huit longues années d'âpres négociations infructueuses avec la France pour arracher sa souveraineté agricole par la loi de nationalisation de 1964. Faut-il rappeler que l'un des axes de la stratégie décennale de développement 1961-1972 était justement de récupérer la souveraineté économique de la Tunisie?
C'est pour cela que la campagne électorale offre enfin l'opportunité d'ouvrir un débat national sur les orientations stratégiques et sur les dangers inhérents au maintien des choix économiques de l'ancien régime, malheureusement repris après la révolution, qui s'insèrent dans le cadre de l'économie de marché en parfaite continuité avec la gestion globale économique, politique, et sécuritaire des affaires du pays durant la dictature et la période transitoire post révolution.
Importance des attributions présidentielles
A ce propos il convient de souligner que les dossiers stratégiques relèvent constitutionnellement des attributions du président de la république en coordination avec le chef du gouvernement qui détermine la politique générale du pays. Ils couvrent les domaines souverains de la défense, de la sécurité et de la politique étrangère qui impliquent des choix diplomatiques en relation avec l'insertion de la Tunisie dans l'économie de marché et notamment les accords de partenariat et d'association avec l'UE qui touchent aux intérêts supérieurs du pays.
Il est donc erroné de banaliser et de déprécier la fonction présidentielle sous prétexte qu'elle serait dépourvue d'attributions importantes alors que, selon l'article 77 de la constitution, «le président de la république représente l'Etat. Il détermine les politiques générales dans le domaine de la défense, des relations étrangères et de la sécurité nationale relative à la protection de l'Etat et du territoire national contre toutes menaces intérieures ou extérieures après consultation du chef du gouvernement».
En effet, le président de la république, en tant que chef de l'Etat et symbole de son unité, garantit son indépendance et sa continuité et veille au respect de la constitution. A ce titre il veille à la préservation des valeurs de la république, et à la protection de l'Etat et du territoire national contre toutes sortes de dangers intérieurs et extérieurs.
De même le chef de l'Etat doit veiller au respect par le gouvernement des dispositions de la constitution qui confient à l'Etat, selon l'article 10, un rôle important dans la bonne gestion des deniers publics en fonction des priorités de l'économie nationale, la lutte contre la corruption et tout ce qui est de nature à porter atteinte à la souveraineté nationale.
D'ailleurs cet article pose le problème de la constitutionnalité du choix de l'économie de marché et de la politique d'endettement inconsidéré qui continue d'être suivie après la révolution et qui n'est, elle-même, que la conséquence de l'insertion de la Tunisie dans la mondialisation globalisante. En effet le surendettement associé à la soumission aux crédits conditionnés des institutions financières internationales ne risquent-ils pas de mettre en péril notre souveraineté nationale?
En outre, le président de la république doit veiller au respect des articles 12 et 13 notamment pour ce qui a trait à l'exploitation rationnelle des richesses nationales et à l'exercice de la souveraineté tunisienne au nom du peuple tunisien sur les ressources naturelles de la Tunisie.
Ainsi, il s'avère que, contrairement à la campagne de propagande destinée à déprécier et à dévaloriser l'institution présidentielle, le futur président de la république sera appelé à assumer de lourdes responsabilités dans la réhabilitation de la fonction, la restauration de l'autorité de l'Etat ainsi que la préservation et la défense des intérêts supérieurs de la Tunisie.
D'ailleurs, le débat électoral devrait englober la nécessaire coordination au sommet de l'Etat afin d'éviter la réédition des conflits de compétences semblables à ceux qui ont jalonné le mandat de la troïka.
Les enjeux majeurs des prochaines élections
En somme la prochaine campagne électorale pour les présidentielles revêt une importance majeure dans la mesure où elle offre une opportunité historique aux candidats, aux composantes de la société civile et au peuple tunisien d'ouvrir un débat national hautement souhaitable sur les grands choix passés et futurs touchant aux secteurs clés et stratégiques de la défense, de la politique étrangère économique et sécuritaire qui depuis l'indépendance ont toujours été du domaine réservé de la présidence et des pouvoirs absolus du président de la république.
En effet la question centrale qui interpelle aujourd'hui la classe politique, les experts dans les secteurs stratégiques et l'opinion publique est celle de savoir si la Tunisie peut encore continuer à assumer de tels choix au vu de leurs funestes conséquences sur le plan économique sans compter la montée du péril terroriste, les menaces de faillite financière et les dangers qui pèsent sur les attributs de la souveraineté nationale économique ainsi que l'indépendance de décision de la Tunisie?
De même est-il concevable que de tels défis soient considérés comme relevant des attributions exclusives des autorités gouvernementales voire de la classe politique et que l'opinion publique en soit tenue à l'écart en cette période cruciale pour l'avenir du pays?
D'ailleurs, il est étonnant de constater que ces dossiers stratégiques sont globalement ignorés par les médias et dans les programmes électoraux des principales formations politiques à l'exception du Front populaire qui y fait allusion en s'engageant à garantir l'indépendance de la Tunisie vis-à-vis des accords incompatibles avec la préservation de sa souveraineté.
En tout état de cause, il incombe à tous les candidats aux présidentielles de clarifier leurs positions et leur programmes à ce sujet et en particulier sur les dossiers stratégiques prioritaires tels que les relations de partenariat avec l'UE, le problème du surendettement, le choix de l'économie de marché et la nouvelle stratégie de développement.
Quoiqu'il en soit, la réussite de la transition démocratique en Tunisie sera une entreprise de longue haleine non limitée aux prochaines échéances électorales. Elle demeure tributaire de l'ouverture d'un débat national, couronné d'un consensus national sur tous les dossiers épineux et les choix y afférant qui détermineront l'avenir de la Tunisie et de ses générations futures.
* Diplomate, ancien ambassadeur.
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