Face au paysage politique fragmenté, tiraillé par des forces contraires, issu des dernières législatives, 3 scénarios peuvent être envisagés pour la constitution du gouvernement.
Par Abderrahman Jerraya*
L'on peut se féliciter que les résultats des législatives du 26 octobre 2014 ont reflété de façon assez fidèle les différents courants de pensée qui coexistent dans le pays 3 années après la révolution du 14 janvier 2011. Avec cependant un bémol, à savoir l'irruption en son sein de l'Union patriotique libre (UPL), un parti populiste sans référence idéologique et sans parcours militant connu et reconnu. Son intrusion avec force n'est pas sans rappeler celle d'Al-Aridha Chaabia, suite aux élections du 23 octobre 2011. Bien que la tonalité de son discours soit différente, l'un et l'autre ont puisé dans le même registre, celui de promettre monts et merveilles à une catégorie de Tunisiens suffisamment crédules pour croire à des promesses mirobolantes et à des lendemains qui chantent.
Un paysage politique fragmenté
En dépit de ce phénomène propre aux pays où la précarité et le dénuement sévissent à l'état endémique, les dernières élections ont permis d'équilibrer l'échiquier politique qui était jusque-là dominé sans partage par le parti islamiste Ennahdha. Equilibre que Béji Caïd Essebsi a fixé comme objectif et qu'il a atteint par les urnes, en créant son propre parti Nida Tounès.
Outre son succès personnel et celui de son parti, c'est la démocratie qui en est sortie gagnante dans la mesure où l'espoir de voir l'alternance pacifique au pouvoir devenir une réalité dans un pays arabo-musulman. Laquelle paraissait peu probable, voire impossible dans cette région du Moyen Orient et du Maghreb où islam et démocratie étaient considérés antinomiques sinon difficilement compatibles.
Cette victoire, aussi salutaire qu'elle fût, ne s'est cependant pas traduite par la déroute du parti islamiste. Bien au contraire, ce dernier a résisté. Il s'est même maintenu comme une composante politique incontournable, quoiqu'il ait accusé un léger recul par rapport au raz-de-marée qu'il a connu suite aux élections du 23 octobre 2011. Tout s'est passé comme si son électorat ne le tenait pas pour responsable de l'échec de son passage à la tête de l'Etat. Et ce, contrairement à ses ex-associés au sein de la troïka qui ont été sévèrement sanctionnés par leurs bases respectives.
En fait, la grille d'évaluation des islamistes n'est pas celle qui est communément admise, c'est-à-dire celle qui s'exprime en termes de probité, d'efficacité et d'efficience. Elle n'est pas non plus de celle de 1+1=2. En témoigne l'insolente autosatisfaction qu'ils affichent au terme de 2 années de pouvoir (fin 2013).
Dès lors que la situation sécuritaire était entachée du sang des martyrs et que tous les indicateurs économiques objectivement vérifiables étaient aussi mauvais qu'inquiétants. Ils sont revus soit à la baisse comme la notation de la Tunisie par les agences internationales ou le pouvoir d'achat des Tunisiens, soit à la hausse tels que les taux d'inflation (6,1%), d'endettement par rapport au PIB (45,7%), du déficit budgétaire (7,1%) et de la masse salariale au sein de la fonction publique et ce au détriment de l'investissement.
Les 3 scénarios envisagés
Face à un paysage politique fragmenté, tiraillé par des forces contraires, le parti vainqueur du scrutin dernier, appelé selon les termes de la constitution, à former le nouveau gouvernement, se trouve confronté à un dilemme, n'ayant pas la majorité absolue au sein de la future assemblée. 3 scénarios peuvent être envisagés...
1- La logique veut que Nida Tounes associe avec lui des partis ayant en partage toute une vision, tout un programme pour la Tunisie de demain et sur la base desquels ses représentants ont été élus. Ce faisant, la coalition qui en résulterait n'aurait toutefois pas une majorité confortable. En tout cas, pas assez forte et assez solide pour conférer à l'équipe gouvernementale qui en serait issue une épaisseur, une stabilité politique suffisantes à même de relever les multiples défis auxquels est présentement confronté le pays.
2- Le parti vainqueur peut faire appel à au 2e groupe le plus représentatif au sein de la future assemblée à savoir les Nahdhaouis avec le risque, toutefois, de ne pas pouvoir mettre en chantier les projets qu'il avait promis de réaliser au cours de sa campagne électorale. Lesquels sont, au moins en partie, aux antipodes de ceux prévus et concoctés par le parti islamiste. Un autre risque et non le moindre est d'être perçu comme une coalition contre-nature par une frange de ses amis politiques et de ses partisans qui n'hésiteront pas à prendre le large, rappelant en cela la mésaventure douloureuse qu'ont connue en leur temps les 2 partis ayant accepté de faire partie de la troïka d'alors : le Congrès pour la république (CpR) et Ettakatol.
3- Un gouvernement d'union nationale pouvant ou non être dirigé par une personnalité indépendante. Ce cas de figure, que le parti islamiste n'a de cesse d'appeler de ses vœux, n'a pas que des avantages, loin s'en faut : i) s'il est formé de technocrates, il risque de se contenter de gérer les affaires courantes, remettant à plus tard les dossiers épineux qui ne seraient pas du goût de certains ou qui ne feraient pas l'unanimité. Le comportement du gouvernement Mehdi Jomaa en est la parfaite illustration; ii) s'il est constitué sur une base partisane avec la distribution des portefeuilles à certaines parties prenantes, grand est le risque de voir se constituer des chapelles, chacune travaillant pour le compte du parti qu'elle représente. Et c'en serait fini d'un gouvernement responsable et solidaire!
Le rôle modérateur du président
Dans les 3 scénarios développés précédemment, il n'a pas fait état du rôle modérateur et d'arbitrage que pourrait jouer le futur président de la République pour anticiper les situations de crise et mettre l'intérêt supérieur du pays au-dessus des considérations partisanes. Parce que cela relèvera, me semble-t-il, beaucoup plus de la personnalité de l'élu, de son charisme, de sa faculté à rassembler les Tunisiens, de sa capacité à communiquer avec eux et à garder leur confiance plutôt que des prérogatives qui lui sont reconnues par la constitution.
D'un autre côté et plus fondamentalement, il convient de reconnaître que la difficulté de former un gouvernement ayant compétence pour gouverner réside dans le fait que la 2e force du pays, dégagée par le scrutin du 26 octobre 2014, n'a pas renoncé officiellement à dissocier religion et politique. Aussi longtemps que cette doctrine d'un autre âge n'aura pas été pas abandonnée, le jeu politique continuera de souffrir de malentendus, d'opacité, d'absence d'une éthique, voire de méfiance réciproque.
* Universitaire.
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