La gauche tunisienne a perdu les élections du 23 octobre 2011, en partie, parce que son identité a été brouillée par la dictature et par les revers du mouvement communisme mondial. Quelques idées pour rattraper le terrain perdu…
Par Hatem Mliki*
Sous Ben Ali, la Tunisie a connu une vague de sécheresse où la vie politique a été suspendue pendant environ 23 années. Les deux principales composantes politiques actives pendant la fin du règne de Bourguiba, en l’occurrence la gauche et les islamistes, ont été toutes les deux contraintes à abandonner l’action politique par l’exil et ou la prison pour les uns et le refuge dans le syndicalisme pour les autres.
Seulement, il faut souligner que même si l’activité politique nationale était à l’arrêt, les deux mouvances ont évolué, presque virtuellement, à travers les événements internationaux.
La vivacité de l’islam politique mondial
Ainsi le mouvement islamiste Ennahdha, inactif pendant toute cette période, a pu regagner la scène politique, au lendemain de la révolution du 14 janvier, avec plus de facilité grâce à l’islam politique mondial qui a fait l’actualité pendant les deux dernières décennies. Virtuellement le mouvement islamiste continuait à survivre au blocus que lui imposait le régime de Ben Ali et était indirectement associé dans l’esprit des gens aux phénomènes d’Al-Qaïda, l’attaque du World Trade Center aux USA, l’invasion de l’Afghanistan par l’Otan, la guerre du Golfe, les attaques du Hezbollah en 2006 contre Israël…
Les chaines satellitaires, particulièrement Al-Jazira, ont joué le rôle de «centre de réanimation» à travers lequel Ennahdha, absente de la scène politique nationale, continuait à exister comme une alternative, virtuelle, au pouvoir existant.
Hamma Hammami (Pcot).
Les revers historiques de la gauche mondiale
De son côté, la gauche tunisienne a connu, pour les mêmes raisons, un sort complètement différent. A l’échelle internationale la théorie marxiste-léniniste a été fortement marquée par la chute en 1989 du mur de Berlin et l’explosion définitive en 1991 de l’empire soviétique. Les révoltes populaires dans le bloc communiste, notamment celles des pays de l’Europe de l’Est, sont toujours gravées dans la mémoire collective des gens, y compris les Tunisiens.
Le communisme a été, pour la plupart des gens, associé à une «dictature du prolétariat» contre laquelle des milliers de personnes, y compris des ouvriers, se sont révoltés. Cependant et alors que la pensée socialiste démocrate a pu succéder, notamment en Europe, au «communisme classique», la gauche tunisienne a, bon gré ou mal gré, raté ce changement historique. Elle est ainsi restée victime des clichés de la lutte de classe, de l’abolition du système capitaliste et du combat contre le capital dans toutes ses formes, auxquels clichés ses adversaires dans le monde arabe ajoutent la guerre contre la religion et toute forme de spiritualité pour enfoncer encore plus la gauche traditionnelle dans ses problèmes.
Ennahdha récupère les fruits de la révolution
Dans le cas de la révolution tunisienne, la situation est encore plus paradoxale. Alors que la gauche a participé de manière directe et efficace dans le processus révolutionnaire ayant abouti à la chute du régime de Ben Ali, c’est son éternel rival, le mouvement islamiste Ennahdha, qui a récupéré les fruits de cette révolution.
Pour comprendre ce phénomène, je pense qu’il faut poser le problème de la manière la plus simple et la plus accessible qui soit. Cette tentative de vulgarisation nous renvoie à l’idée que les gens ordinaires méconnaissent souvent les fondements philosophiques et idéologiques d’une pensée politique et qu’ils la reconnaissent, de manière presque instinctive, à travers le problème qu’elle identifie et, par voie de conséquence, la solution qu’elle propose, soit la sagesse classique selon laquelle la reconnaissance du problème mène vers l’identification de la solution.
Prenons, par exemple, le cas de la mouvance islamiste qui, selon le modèle proposé, sera reconnue tout simplement par l’idée suivante: notre crise actuelle (quelle que soit la signification du mot «crise»: sous-développement, chômage, injustices, inégalités, conflits, corruption, dictature…) a pour origine notre éloignement des préceptes de l’islam. Il va de soi que la solution proposée consiste tout simplement en un retour vers ces préceptes. Que l’on soit d’accord ou non avec cet exposé, on ne pourra pas nier que le repère ainsi que l’image qu’il reflète chez les gens ordinaires sont clairs.
Ahmed Ibrahim (Pct, Ettajdid, Al-Massar).
L’image troublée de la gauche
Dans le cas de la gauche tunisienne, le phénomène d’identification est plus complexe. Traditionnellement ancrée dans le concept de la lutte de classe et du passage vers la propriété sociale des moyens de production (qui permettrait d’identifier le problème et fournir la solution), que les événements des deux dernières décennies ont écarté, la gauche tunisienne s’est réveillée, un certain 15 janvier 2011, sans repères claires dans le cas des leaders et sans image bien définie du côté de la population.
La gauche tunisienne a ainsi hérité, à l’insu de son plein gré, de l’image révolue du communisme, tout en étant privée de l’orientation socialiste démocrate vers laquelle s’est convertie la majorité des tendances politiques de gauche, notamment en Europe, aux cours des deux dernières décennies. Pire encore, le socialisme démocrate n’est pas associé, dans la conscience collective, à la gauche tunisienne, étant donnée la déconnexion totale entre les deux au cours des 23 dernières années. De même que cette évolution dans la pensée «gauchiste» n’a fait partie que de la vie d’une minorité de la population tunisienne: les intellectuels (cela explique la victoire de la gauche dans le milieu des étudiants malgré sa défaite humiliante lors des élections du 23 octobre 2011).
Reconquérir le terrain politique
Pour reconquérir le terrain politique tunisien, la gauche tunisienne doit:
- rattraper le progrès réalisé par la gauche dans le monde, c’est-à-dire afficher clairement son orientation sociale démocrate. Cette tendance repose, dans sa diversité, sur le principe de l’injustice et ouvre ainsi la voie vers une identification claire du problème ainsi que vers la définition précise de la solution. La gauche sera donc reconnue tout simplement par l’idée suivante: notre crise actuelle a pour origine l’injustice. Il va de soi que la solution proposée consiste tout simplement en une répartition plus juste et des écarts moins importants. Ce slogan doit être communiqué, dit, redit, affiché, exprimé… autant de fois qu’il le faut jusqu’à ce qu’une image claire et définie soit créée dans la conscience collective des gens ordinaires;
2 - engager sans tarder un processus d’union. La première orientation n’est ni pertinente ni efficace si la division de la gauche demeure apparente. Il est important, voire indispensable, que la gauche soit unie dans sa forme politique malgré sa diversité. Il s’agit là d’une condition nécessaire pour créer une image claire chez la population;
3 - déclarer ouvertement la réconciliation de la gauche avec l’économie de marché et porter son effort «révolutionnaire» contre toute forme d’injustice;
4 - exprimer clairement l’idée selon laquelle la gauche s’engage dans une lutte contre l’injustice quelle que soit sa forme (sociale, politique, économique…) et quelle que soit sa couverture (idéologique, religieuse, philosophique, tribale…). La gauche sera ainsi du côté de toute les victimes quels que soit leurs couleurs, religions, origines, âges, sexes…;
Ahmed Nejib Chebbi (Pdp, Parti Républicain).
5 - enrichir les discours et programmes de la gauche unie par les expériences, programmes et réflexions des socialistes dans le monde.
L’objectif de ce projet-programme n’est pas de battre Ennahdha aux prochaines élections mais d’offrir aux Tunisiens un acteur majeur de la vie politique, et une alternative politique, qui milite contre les innombrables injustices de notre chère patrie.
*- Consultant en développement.
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