Liberté, droits de l’homme, égalité, justice, démocratie, modernité, conservatisme, changement, élite… Paradigmes et concepts à reconsidérer1 pour un projet de société en Tunisie.
Par Lamjed Bensedrine
A l’heure où la Tunisie s’apprête à élaborer sa nouvelle constitution à la faveur d’une opportunité historique exceptionnelle, il est impératif de s’interroger sur les fondements et la pertinence du modèle «démocratique moderniste» défendu, sans la moindre approche critique, par plusieurs partis politiques.
Nulle nécessité de s’étendre sur le constat de l’état dans lequel notre pays a été réduit par la dilapidation des biens publics, le délabrement des territoires institutionnels, culturels et éducatifs, le renforcement de la mainmise sur nos richesses humaines et naturelles et la soumission de notre pays à la prédation du capital financier international.
Ce sont ces mêmes prédateurs, qui sont, aujourd’hui, si soucieux des «droits» de la femme, de l’homme... et du citoyen tunisien.
Malgré son rôle décisif dans la chute de la dictature, et la remarquable maturité dont elle a fait preuve, la jeunesse révolutionnaire issue des régions défavorisées a été totalement marginalisée, au profit d’une «élite» qui tente d’imposer son leadership, par l’accès privilégié dont elle bénéficie dans les médias.
Ce qui est frappant dans le discours de cette «élite», qui tente de se réapproprier l’initiative dans le champ politique (quitte à mettre en péril la stabilité du pays), c’est la pauvreté du contenu, enveloppé dans une phraséologie «démocratique moderniste».
Rien de moins étonnant lorsque l’on se remémore la posture confortable (au mieux) de neutralité complice, de bon nombre des représentants de cette élite à l’égard du pouvoir dictatorial, qui ne pouvait perdurer sans la tolérance de cette «élite».
Quant au gouvernement légitime actuel, on ne peut qu’observer la timidité de ses initiatives sur les chantiers qui exigeaient des mesures radicales urgentes et ses atermoiements dans le processus de rupture avec l’ancien régime.
Si l’on s’en tient aux vrais acteurs de la révolution tunisienne, à aucun moment ils n’ont scandé le mot «démocratie», pourtant régulièrement déversé dans tous les médias et régulièrement hissé comme étendard lors des guerres menées par les puissances impériales. Idem pour le mot d’ordre «modernité», dont le sens et la portée semblent échapper à ses adeptes, fraîchement préoccupés par les intérêts du peuple.
Ce que le peuple a soutenu se résume à deux revendications, dont la portée et le sens sont essentiels: dignité et justice.
La question posée est donc: quel système politico-économique pourrait satisfaire l’exigence fondamentale et réitérée du peuple, pour la dignité et la justice?
Comment nous libérer de ce statut d’assistanat et de réclamation des droits, en évitant de reproduire le modèle mystificateur d’Etat providence dont on mesure les dérives et les excès en pleine période transitoire?
Le modèle démocratique dominant peut il satisfaire cette exigence?
Faut-il donc l’installer comme on installe une usine clé en main, ou y accéder comme on entre dans un club, comme nous y invitent les grands de ce monde, pour rejoindre le monde civilisé et nous soustraire du sous-développement?
Les démocraties occidentales sont, comme chacun sait, en crise. Mais cette crise est-elle simplement financière ou pose-t-elle la question du conflit, désormais irréductible, entre économie libérale et démocratie2?
Ne pose-t-elle pas, par ailleurs, la question des fondements de cette forme de démocratie où la sacro-sainte liberté occupe une position irréductible dans la sphère économique, alors qu’elle connaît, ailleurs, quelques reculs?
Cette liberté, légalement garantie, se manifeste dans quels champs et pour quelle catégorie de citoyen?
Est-elle réellement non restrictive, selon les espaces et les temps où elle est censée être invariablement exercée?
Le modèle démocratique occidental, est-il innocent de tout fondement idéologique et culturel pour prétendre à l’universalité?
Ces questions méritent d’être posées dans le cadre d’un débat public, sans lequel on ne fera que reproduire des systèmes de gouvernance et de développement voués à toutes les dérives.
Personne ne pourra contester les progrès dans l’exercice des droits dans les pays occidentaux. Mais on occulte, trop souvent, le fait que ces acquis ne sont pas le produit du système démocratique en tant que tel, mais la résultante d’un processus de maturation et de luttes politiques et sociales, dans un contexte historique et culturel déterminé.
Démocratie et modernité
La pauvreté du débat, confiné dans une logique étriquée laïque/islamiste, révélant une rupture déjà consommée entre le peuple et ceux qui s’arrogent le statut d’élite, a pourtant fait l’objet d’une sanction électorale interprétée, par les intéressés, comme résultante d’erreur tactique, ou de communication.
La réalité est que le divorce idéologique et culturel, entre cette élite extravertie et le peuple, est consommé depuis bien longtemps.
La prétendue sécularisation des Etats modernes obéit-elle à une réelle absence du religieux dans les fondements ou orientations de la vie politique des différentes démocraties occidentales?
L’idéologie de l’individualisme et ses relents exclusifs d’autrui, tendant à laisser croire à une quelconque supériorité de race ou de culture, qui émaille l’histoire politique des démocraties modernes, n’a-t-elle pas alimenté les violences, les exclusions et les guerres?
La posture concurrentielle systématique, aux connotations explicitement guerrières, que l’on voit fleurir dans les disciplines managériales, et cette hiérarchie parfois explicite d’un système de valeur qui place le pouvoir de l’argent au-dessus de tous pouvoirs, ne sont-elles pas les constituantes de cette modernité?
Au-delà de l’image idyllique que certains adeptes de la démocratie tentent de diffuser, il faut être en mesure d’en révéler les limites3 et les contradictions fondamentales4.
Ces contradictions se dessinent sous nos yeux, derrière l’écran de propagande et de certitudes martelés par certains intellectuels, ou acteurs politiques. Les citoyens de bon nombre de pays occidentaux voient l’illusion démocratique s’effondrer sous leurs yeux et le champ des libertés s’étriquer, par-delà les principes et buts déclarés (multiplication des outils de contrôle et de violation de la vie privée des citoyens; lois de plus en plus restrictives des libertés – le ‘‘Patriot Act’’ étant caricatural, à ce sujet –, ils découvrent la face cachée des démocraties soumises aux dictats de puissances financières supranationales, qui décident de leur devenir politique et économique, après les avoir plongés dans un niveau d’endettement irréductible, avec le spectre d’une perte de souveraineté et d’une paupérisation, qui s’étend aux classes autrefois préservées.
La désaffection des urnes, lors des échéances électorales étant devenue une des majeures préoccupations des démocraties modernes, en raison des menaces que cette tendance (de plus en plus croissante) fait peser sur cette pierre angulaire du système démocratique révélant, de ce fait, une de ses faiblesses.
L’ampleur des dérives observées dans les démocraties occidentales n’est pas le résultat de contingences, ou d’anomalies marginales du système; il procède des fondements idéologiques et philosophiques de ce système.
La course morbide et insensée au profit, au mépris de toute cohérence économique, ne reconnait aucune autre logique que celle de la quête folle de l’argent, avec une accélération du cycle, autorisant des pressions incessantes sur les salaires, et les revenus des plus démunis.
La question posée déborde donc le cadre du système de gouvernance en tant que tel, pour nous obliger à cerner les mécanismes (systémiques, au sens large) qui sont à l’origine des dérives et de la perversion de ces objectifs d’égalité, de liberté et de justice’’, tant vantés.
L’exceptionnelle concentration du pouvoir financier mondial a permis d’étendre la mainmise sur les médias, sur les institutions éducatives et de recherche scientifique, sur les modes de penser et de consommation, sur les échanges commerciaux, sur le prix des denrées alimentaires, objet de spéculations éhontés, au mépris de centaines de millions de vies humaines... a travesti et largement entamé les principes et acquis démocratiques.
Les derniers événements liés à la crise des dettes souveraines a porté cette réalité à nue et révélé l’intervention de ces puissances financières qui dominent les décisions souveraines et ne laissent, à la réalité démocratique, que son contenu institutionnel ou formel.
Ces pouvoirs financiers, libérés de tout contrôle, gouvernent les choix et décisions des pouvoirs démocratiques les plus puissants de la planète.
Le système qui autorise leur mainmise n’est autre que le système démocratique, avec ses traditionnels relais représentés par les partis politiques, qui s’interposent en tant que médiateurs du pouvoir, excluant le peuple de toute réelle souveraineté, au nom de «l’alternance» au pouvoir, dont le caractère s’avère beaucoup plus formel que réel.
Tant que le jeu politique sera soumis à l’influence de l’argent, aucune démocratie réelle ne pourra être vécue.
* Président de l’association Afeq Al-Mouwatana.
Notes :
1 - L’objectif de cet article, n’est pas tant de développer les fondements de nouveaux paradigmes, mais d’initier le débat indispensable, en vue de l’élaboration de notre future constitution.
2- Wolfgang Streek: ‘’La crise du capitalisme démocratique’’ http://newleftreview.org/?page=article&view=2914
3 - Paradoxe d’Arrow Kenneth (théorème d’impossibilité d’Arrow/paradoxe de Condorcet): «Il n'existe pas de règles de choix social cohérentes avec les préférences individuelles».
4 - Troper Michel: «Le pouvoir judiciaire et la démocratie» http://www.ejls.eu/2/32FR.pdf
Demain :
Pour une relecture critique du modèle démocratique moderniste tunisien (2/5)
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