La prétention d’Ennahdha de pouvoir neutraliser la dérive salafiste vers la violence est une œuvre dangereuse. Les Tunisiens disposent, dans leur voisinage proche et lointain, d’une panoplie d’exemples que nul n’espère pour la Tunisie.
Par Hatem Mliki*
Quand la manifestation salafiste du 20 mai 2012 à Kairouan est présentée à la une du JT du même jour, il est de notre droit de nous poser des questions sur la signification de ce choix médiatique. S’agit-il de la couverture d’un événement de grande importance pour la nation ou d’une menace, tellement importante, qu’il y a lieu d’attirer l’attention des téléspectateurs sur le danger qui les attend?
Quoiqu’il en soit, les agissements salafistes commencent à interpeller la majorité des Tunisiens qui se posent des questions sur les objectifs de ce mouvement, ses projets pour la Tunisie, ses rapports avec les autres acteurs de la vie politique et surtout sa relation avec le mouvement islamiste Ennahdha.
Une manipulation conceptuelle frauduleuse
En revendiquant un retour à l’islam des origines et, par voie de conséquence, le rejet de toutes les interprétations humaines postérieures à la révélation du prophète («Salla allahou alaihi wa salem»), les salafistes, qu’ils soient de prédication ou jihadistes, procèdent à une manipulation conceptuelle frauduleuse en contradiction avec l’islam même.
La théorie salafiste se résume dans l’idée qu’en reconstituant le mode de vie des nos «pieux prédécesseurs», c’est-à-dire manger, s’habiller, parler, réfléchir et vivre comme eux, on retrouvera l’islam des origines. Or, il y là une arnaque flagrante: cette démarche n’implique pas un retour à l’islam des origines mais plutôt un retour vers les musulmans de la période de la révélation. La référence dans ce cas n’est plus l’islam mais plutôt les personnages de l’époque.
Abou Iyadh, le leader des salafistes jihadistes tunisiens.
Signalons au passage que cette théorie est contradictoire avec la nature et la grandeur de l’islam. Côté nature, cela signifie que l’islam n’existe pas en soi (en tant que religion). Il n’existe qu’à travers les personnages de l’époque de la révélation. Côté grandeur, le concept salafiste implique à l’évidence que l’islam, qui ne saurait exister en dehors de ces personnages, n’est plus compatible avec toutes les civilisations. Pour comprendre cela il suffit de prendre le cas d’un athée qui désire se convertir à l’islam. La consigne salafiste est, quelles que soient ses origines et sa civilisation, celui-ci doit reproduire les comportements des «pieux prédécesseurs» pour accéder à la foi.
En dehors de ces remarques, les objectifs des salafistes ainsi que leur projet pour la Tunisie est clair et identique à ceux qu’ils défendent partout ailleurs: ramener les Tunisiens, par la prédication ou la force (selon la nature du mouvement), au mode de vie et de pensée des «pieux prédécesseurs».
En matière de relation avec la société et les autres acteurs de la vie politique, les rapports des salafistes sont clairement définis: il n’y a pas de discussion ni de négociation ni de compromis quelconque avant que la société «mécréante» renonce définitivement et officiellement à son mode de vie et de pensée et accepte la réislamisation que le salafisme propose.
Cette attitude n’est ni dur ni injuste à l’égard du courant salafiste pour la simple raison que sa requête principale est loin d’être la possibilité de pratiquer librement son mode de vie et de pensée au sein de la société qu’elle accepte dans sa diversité. Au contraire, les salafistes croient fermement qu’ils sont investis du devoir divin de ré-islamiser la société.
Rached Ghannouchi, leader d'Ennahdha.
Ennahdha espère-t-il donc profiter de l’action salafiste?
Côté Ennahdha, le parti islamiste au pouvoir, la relation est plutôt confuse. La mouvance islamiste ne conteste pas le principe de réislamisation de la société qu’elle propose comme remède à l’échec de la société actuelle. Le concept «nahdhaoui» de réislamisation est assez large au point de pouvoir couvrir, entre autre, la réislamisation salafiste.
A priori, les deux mouvements sont d’accord sur le fond et ne peuvent donc pas s’affronter. Mieux encore, Ennahdha est en droit d’espérer nourrir son processus de réislamisation par l’action salafiste de prédication. Cela explique l’attitude des leaders nahdhaouis, pendant les derniers mois, qui écartaient officiellement la possibilité d’affronter les salafistes, appelaient au dialogue, minimisaient la menace salafiste sur la société tunisienne et rappelaient la liberté d’expression et de culte de cette mouvance officiellement reconnue dans le monde arabo-musulman.
Une aile d’Ennahdha espérait donc profiter de l’action salafiste (sans que cela ne soit nécessairement suite à un deal secret ou des négociations en cachette) de la manière suivante: en contrepartie de la liberté de mouvement, d’expression, de manifestation et d’action qu’Ennahdha offrira aux salafistes, le parti islamiste peut espérer accélérer son projet de réislamisation via le salafisme de prédication et favoriser sa victoire politique sur ses adversaires laïques à travers une action «modérée» des salafistes jihadistes.
Une manipulation risquée et fortement dangereuse
Ce projet machiavélique, qui ne fait certainement pas l’unanimité au sein d’Ennahdha, relève plutôt d’une manipulation risquée, trop prétentieuse, fortement dangereuse et qui sous-entend une mauvaise connaissance du salafisme.
En partant de la présentation faite au début de cet article du mouvement salafiste, il en ressort clairement que sa diffusion repose essentiellement sur une grande capacité d’endoctrinement envers des sujets fragiles en quête de valorisation, de reconnaissance sociale et, le plus souvent, remplis de haine et de volonté de vengeance à l’égard de la société.
Ridha Belhaj, leader de Hizb Ettahrir.
Le pourquoi de la chose est simple à expliquer: le soi-disant retour vers l’islam d’origine, défendu par le salafisme, suppose le rejet de la société actuelle dans laquelle nous vivons. Pour des considérations de facilité et d’efficacité, les leaders salafistes s’orientent assez souvent vers les victimes de la société dont ils n’auront besoin que d’amplifier leur sentiment de vengeance pour en faire des disciples malléables et manipulables. Etant accessible par la forme (façon de s’habiller, manger, marcher…), le salafisme n’impose pas de restrictions particulières à ses sujets. Bien au contraire, il offre des pistes en vue d’extérioriser la haine et la vengeance envers les autres par la violence.
Ayant atteint ce stade, les deux parties trouvent leurs comptes. Les leaders pensent avoir accompli leur mission de réislamisation (peu importe qu’il s’agisse de bon ou de mauvais musulmans, au moins ceux là «pratiquent» l’islam). Mission accompli, ils peuvent ainsi passer à la conquête de nouveaux clients. Les adhérents, quand à eux, sont satisfaits de pouvoir finir avec l’image de la victime et surtout fiers d’imposer leur loi aux autres. La question de la foi n’est plus qu’un alibi pour les uns et les autres.
La prétention «nahdhaouie» de pouvoir neutraliser la dérive salafiste vers la violence est une œuvre dangereuse que plusieurs leaders islamistes modérés, à l’image de Noureddine Bhiri, ministre de la Justice, refusent et essayent de repousser.
Les Tunisiens n’ont pas à réinventer la roue. Ils disposent, dans leur voisinage proche et lointain, d’une panoplie d’exemples que nul n’espère pour la Tunisie.
Enfin notre prophète («Salla allahou alaihi wa sallam») nous a avertit contre cette attitude en rappelant que «celui qui ne tire pas de leçon des expériences des autres servira, grâce à dieu, d’exemple pour d’autres».
*- Consultant en développement.
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