Parfois, on se surprend à se pincer pour savoir si ce qui se passe en Tunisie est la triste réalité ou un rêve absurde, alors que les sources d’inquiétude se multiplient.
Par Béchir Turki*
On peut reprocher plein de choses au président Bourguiba. Son égo exagérément gonflé, l’absence totale des deux qualités essentielles pour un politicien: l’humilité et la modestie, l’attachement maladif au pouvoir et le glissement progressif vers son exercice solitaire, etc.
L’Etat moderne tunisien menacé dans ses fondements
Mais nul homme de bonne foi ne peut lui nier l’apport fondamental et le service gigantesque rendu à ce pays en tant que principal architecte et constructeur de l’Etat moderne tunisien. Son œuvre n’a pas plu évidemment aux forces traditionnalistes et rétrogrades de l’époque, qui avaient vainement tenté d’entraver l’œuvre moderniste de construction politique.
Près de soixante ans après sa fondation, l’Etat moderne tunisien est menacé dans ses fondements par un projet destructif qui vise à faire table rase du passé et de remplacer l’Etat actuel par un autre de nature religieuse dont le but essentiel, pour ne pas dire unique, est de faire de tout le monde des citoyens croyants et pratiquants (des sujets du 6e Calife?) sans se soucier le moins du monde des projets économiques, sociaux et culturels viables, indispensables à une vie normale en Tunisie.
Le système de Ben Ali recyclé et remis au service d'Ennahdha.
En un mot, le but ultime des gens qui nous gouvernent, et qui se sont autoproclamés les représentants de Dieu sur terre, même s’ils ne le crient pas sur les toits, est de prétendre nous préparer le paradis dans l’au-delà, quitte à nous faire vivre l’enfer ici-bas.
Un Etat complaisant avec les apprentis terroristes
L’enfer, nous y sommes déjà et son intensité prend un rythme croissant depuis les élections catastrophiques du 23 octobre dernier qui ont porté les islamistes au pouvoir. Ceux-ci, avec leurs homologues des autres partis, ont été élus pour doter le pays d’une constitution. Exploitant leur majorité, toute relative d’ailleurs, les islamistes se sont emparés du pouvoir. Du fait de leur inexpérience, de leur ignorance de la réalité du pays et de leur incapacité à prendre en charge un pays en crise, leur gestion des affaires publiques ne pouvait être que chaotique et elle l’est largement.
Mais le plus grave est que, parallèlement à cette gestion chaotique, les islamistes sont en train de détruire systématiquement les structures de l’Etat moderne établies par Bourguiba et qui bénéficient de l’adhésion de l’écrasante majorité des Tunisiens. L’aspect le plus significatif de cette œuvre destructrice est la transformation de l’Etat de protecteur des citoyens et de leurs biens, de garant de la sécurité des Tunisiens chez eux, dans leurs lieux de travail et pendant leurs déplacements, en un Etat complaisant avec les apprentis terroristes et totalement indifférent aux préoccupations de base de l’écrasante majorité des Tunisiens.
En effet, quel adjectif donner à des bandes organisées qui, au nom de la religion, terrorisent leurs concitoyens, détruisent les biens publics et privés, s’attaquent à des commerces, s’introduisent par effraction dans les locaux de la chaine de télévision El Hiwar Ettounsi et détruisent l’outil de travail de ses journalistes? Quel adjectif donner à ces bandits, ex-prisonniers de droit commun opportunément reconvertis en «salafistes», qui sèment la terreur dans un nombre de plus en plus grand de villes tunisiennes?
Moncef Marzouki ou l'art de bouger pour ne rien faire.
Quand Marzouki se renie!
Que les destructeurs de l’Etat moderne tunisien fassent preuve de complaisance, voire de complicité avec ces terroristes, cela ne nous étonne pas de leur part. En revanche, ce qui est tragique, c’est le silence mystérieusement gardé par les deux présidents Marzouki et Ben Jaâfar vis-à-vis de cette entreprise de destruction de l’Etat moderne. Pourquoi ces deux là gardent-ils le silence face à l’impunité dont bénéficient les terroristes en dépit du fait que leur comportement violent risque de mener le pays vers la guerre civile?
La guerre civile devient une menace pour un pays quand des bandits tentent d’imposer leur volonté aux autres et que l’Etat s’inscrit aux abonnés absents. La guerre civile devient une réalité quand, en l’absence de l’Etat, les groupes sociaux agressés s’organisent pour assurer leur propre protection en s’attaquant à leur tour aux agresseurs. Or, les commerçants, les intellectuels, les journalistes, les hommes de culture et, d’une manière générale, tous les citoyens victimes de la terreur des extrémistes religieux n’accepteront pas de subir indéfiniment sans broncher les agressions physiques ou verbales de la part de ces barbus qui se croient réellement les représentants de Dieu sur terre.
Marzouki a tenté une fois de se montrer courageux en s’attaquant dans l’une de ses déclarations aux extrémistes religieux qu’il avait traités de «microbes». Mais son courage était de très courte durée dans la mesure où il s’est rétracté tout en demandant pardon. Pourquoi? Son discours n’a pas plu à ceux qui l’ont fait président, c’est-à-dire les gens d’Ennahdha qui doivent avoir leurs moyens de pression pour l’amener à se renier. Ces moyens de pressions semblent toujours à l’œuvre, du moment où ce président, doté de compétence minuscules mais d’un budget gigantesque, continue de garder le silence en dépit de l’aggravation sans précédant de la terreur des extrémistes religieux.
Ben Jaâfar dans sa foire d’empoigne
Ben Jaâfar n’est pas plus courageux. Le profil bas qu’il adopte et le silence qu’il garde alors que le pays se trouve au bord du gouffre contrastent avec l’importante fonction qu’il exerce en tant que président de l’instance la plus légitime du pays. Pourtant, il garde le silence face aux graves dérives sécuritaires que connait le pays. Il n’ose pas interpeller le ministre de l’Intérieur pour lui tenir le langage qu’impose la situation désastreuse du pays: assurer la sécurité des personnes et des biens face à la menace des hordes déchainés de barbus ou se démettre.
Mustapha Ben Jaâfar est en train de perdre toute sa crédibilité.
Supposons que Ben Jaâfar soit soumis à un chantage de la part des gens d’Ennahdha qui lui intiment l’ordre de s’abstenir de toute initiative sous peine de voir ses projets politiques pour l’avenir perturbés. Supposons que le même Ben Jaâfar nourrit effectivement des ambitions politiques, chose parfaitement légitime par ailleurs. La question qui se pose alors est la suivant: l’avenir politique personnel du président de l’Assemblée constituante serait-il plus important que celui de tout le pays? On finira par croire que c’est bien le cas car cet ex-militant des droits de l’homme est aussi soucieux de ses petits intérêts qu’indifférent aux intérêts vitaux du pays.
Est-ce un hasard que les partis du Congrès et d’Ettakattol, créés respectivement par Marzouki et Ben Jaâfar, ont explosé? Des signes qui ne présagent rien de bon. Ces deux hommes qui n’ont pas réussi à préserver l’intégrité de leurs partis peuvent-ils contribuer à assurer l’intégrité du pays? Il est permis d’en douter.
Alors que l’entreprise de destruction de l’Etat moderne se poursuit à un rythme effarant, l’économie poursuit se descente aux enfers. Cette course folle vers l’abime pourrait être arrêtée si le pays était tenu par des hommes compétents et dotés d’une volonté de partage juste des sacrifices.
Seulement, à l’incompétence s’ajoute la voracité. Les sacrifices sont demandés à tous sauf à ceux qui exercent le pouvoir. Au moment ou le pouvoir d’achat des Tunisiens se réduit chaque jour comme une peau de chagrin, le ministre se permet un salaire de 4.500 dinars nets auquel s’ajoutent 685 dinars nets en bon d’essence, deux voitures, sans compter les chauffeurs, les jardiniers et les bonnes payés aux frais du contribuable.
Mais l’épidémie de la voracité ne frappe pas seulement la sphère gouvernementale. L’Assemblée constituante est déjà contaminée. Plusieurs de ses membres, pas tous heureusement, ont eu l’idée lumineuse de doubler carrément leurs salaires déjà exagérément élevés. Pire encore, certains ont poussé le cynisme jusqu’à demander une «prime de rédaction de la constituante». Quand on a en tête le taux d’absentéisme dans cette auguste assemblée et le fait que pas le moindre article constitutionnel n’a été rédigé à ce jour, on se surprend à se pincer pour savoir si ce qui se passe dans ce pays est la triste réalité ou un rêve absurde.
* Ingénieur en détection électromagnétique (radar), breveté de l’Ecole d’Etat Major de Paris. Auteur de ‘‘Ben Ali le ripou’’ et ‘‘Eclairage sur les recoins sombres de l’ère bourguibienne’’.
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