Le mouvement islamiste au pouvoir risque, à moyen terme, l’implosion, s’il continue de protéger les dérapages de ses membres, bombardés ministres et députés, et de leur assurer l’impunité. Bourguiba et Zaba en ont déjà fait l’expérience à leur insu.

Par Hatem Mliki*


 

Le mouvement islamiste Ennahdha, arrivé en tête des élections de l’Assemblée nationale constituante (Anc) du 23 octobre, dirige le pays depuis environ six mois. Cette expérience montre, par son bilan actuel, la difficulté que peut rencontrer un parti politique une fois passé de l’opposition au pouvoir.

Des erreurs stratégiques de gouvernance

Alors que le mouvement a pu résister, pendant plus de deux décennies de rivalité, au pouvoir Rcdiste, il est aujourd’hui dans une situation délicate malgré son avance dans les sondages.

Les événements de ces derniers mois montrent que la pression exercée par ses opposants ne cesse de s’accentuer et que le gouvernement qu’il dirige a de plus en plus du mal à justifier son bilan provisoire.

En dehors de certaines «offensives» subjectives à l’égard d’Ennahdha, les revendications, dans leur ensemble, restent légitimes, objectives et compréhensibles. Et alors que les premières critiques de l’avant-élection de l’Anc ressemblaient plutôt à un procès d’intention du mouvement islamiste, les attaques actuelles de l’opposition portent sur des erreurs stratégiques que le mouvement accuse dans sa gouvernance.

Ces six mois ont montré clairement que le mouvement ne dispose pas de plan d’action clairement défini dans le domaine social, économique et politique. La différence supposée avec les régimes auxquels ils se sont toujours opposés (ceux de Bourguiba et Ben Ali) est aujourd’hui de moins en moins évidente sur le fond et risque, a court terme, de ne plus l’être sur la forme.

Le système de Zaba recyclé

Côté fond, la gestion actuelle des affaires publiques ressemble plutôt à un mouvement réformiste au sein du pouvoir de Zaba, qui dénature un processus révolutionnaire pour lequel beaucoup d’âmes ont été sacrifiées. Cette dimension réformiste apparait clairement à travers le maintien des dispositifs, lois, programmes, organisation de l’administration, méthode de travail… mis en place par le gouvernement technocrate de Zaba.

Concrètement Ennahdha a occupé les chaises sur lesquels étaient assis les membres de l’ancien gouvernement et fait, virtuellement, face à sa place à une vague de revendications sociales que la liberté d’expression imposée par révolution a rendue possible et que le gouvernement ne peut donc pas faire taire. Cette démarche risque de conduire Ennahdha, voire le pays entier, vers l’explosion du moment que le modèle socio-économique de Zaba a montré ses limites.

Par ailleurs, et en voulant cacher sa véritable identité, si elle en a vraiment une, elle va finir par la perdre. En effet, le mouvement islamiste épouse la doctrine socialiste en matière de justice sociale, la pensée communiste en ce qui concerne la lutte contre l’impérialisme, la thèse libérale en matière de liberté d’investissement et d’attraction des capitaux, les slogans nationaliste à travers le rapprochement avec les pays arabes… En même temps, Ennahdha s’attaque aux socialistes, communistes, libéraux, nationalistes, républicains. Bref le parti islamiste emprunte et désavoue en même temps la pensée de tous ses adversaires sans avoir une doctrine clairement définie sauf celle de la soif du pouvoir.

L’impunité sous prétexte d’apprentissage

Côté forme, Ennahdha ne cesse de répéter que l’actuel gouvernement est composé de militants honnêtes, même s’ils sont inexpérimentés, qui n’ont rien à voir avec les ministres malhonnêtes de Zaba impliqués dans des actes de détournement de fonds, corruption et enrichissement illicite, abus de pouvoir et magouilles de tous genre avec une immunité absolue offerte par la dictature.

Cet argument est de moins au moins crédible aux regards des tendances vers la dérive, voire même des dérives, dont les sujets appartiennent au gouvernement d’Ennahdha qui a de plus en plus du mal à maitriser ses troupes.

Et avant d’aller loin, rappelons que les ministres malhonnêtes de Zaba, voire de Bourguiba, ne l’étaient pas nécessairement au début de leur activité et que le système, ainsi fait, a rendu cette dérive possible du moment que les premiers signes n’ont pas été sanctionnés.

Ainsi, et tout en acceptant le droit aux nominations même partisanes que confère une victoire électorale à Ennahdha ainsi que l’exonération de fournir des CV intéressants pour des postes ministériels que pourrait éventuellement justifier la situation révolutionnaire (volonté de rompre avec le passé), il est inadmissible qu’après une révolution voulant abolir certaines pratiques que l’impunité reste en vigueur sous prétexte de période d’apprentissage.

Les dérapages en série des… intouchables

A cet égard, on peut évoquer le comportement maladroit du ministre des Affaires étrangères envers le président de la république à l’occasion du sommet sino-arabe. Accusée de complaisance, Ennahdha a justifié la nomination du gendre du président du mouvement à un poste ministériel délicat par des «compétences présumées» que la pratique va finir par dévoiler. Mais si les gaffes commises par le ministre concernant la géographie sont déconseillées, le manque de respect au président de la république en public et en présence de responsables étrangers ne peut pas bénéficier de l’impunité sans que cela ne signifie nécessairement une révocation du ministre mais au moins une excuse de sa part ou un rappel à l’ordre par le chef du gouvernement.

Le cas Zitoun est encore plus grave. Nommé dans les mêmes conditions que son collègue, le conseiller politique du chef de gouvernement multiplie les erreurs au point de se permettre le recours au vu et au su de tous d’une milice partisane pour contrer une manifestation légitime d’agents publics. De même que l’abus de pouvoir d’une députée nahdhaouie de l’Anc à l’égard d’une militante des droits de l’homme a bénéficié de l’impunité.

Il est certes évident que la victime à court terme de l’impunité des gouvernants est le peuple. Cependant, et à long terme, c’est le mouvement islamiste qui risque l’implosion s’il maintient cette attitude. Il suffit de voir les cas Bourguiba et Zaba pour se rendre compte que la descente aux enfers a commencé par un commis de l’Etat maladroit qui s’est permis un abus et a bénéficié d’impunité pour comprendre comment une implosion peut se produire.

* - Consultant en développement.

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