«L’atteinte au sacré», nouvel argument agité par les extrémistes religieux pour justifier les violences salafistes, n’est qu’un remake de l’affaire Nessma… dont la nauséabonde arrière-pensée électorale est on ne peut plus évidente.
Par Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi*
Ils étaient déjà là en février 2011, exhibant drapeaux noirs, tenues afghanes et barbes hirsutes, attaquant les femmes, les laïcs et les synagogues.
Une année et demie plus tard, ils sont toujours là, chaque jour plus nombreux, chaque jour plus menaçants, chaque jour plus sûrs d’eux-mêmes, de leur mission et de la suprématie de leur message.
Les ennemis de la vie
Ennemis de la loi, de la démocratie, de la modernité, du progrès, de la mixité, des femmes, des juifs, des chrétiens, des musulmans chiites et même de certaines écoles sunnites, ils s’insurgent contre les sciences, la pensée et l’art et combattent la gaîté, le plaisir, la beauté, bref, la vie.
La campagne électorale n’est pas encore achevée quand la chaîne de télévision Nessma diffuse le film Persépolis. Outrés par une des séquences du film – le rêve d’une enfant, une scène pleine de fraîcheur –, des centaines d’extrémistes islamistes, répondant à l’appel des nouveaux occupants des mosquées, les imams wahhabites en l’occurrence, descendent dans la rue, mettent le feu à la maison du directeur de la télévision Nessma, jugé responsable du forfait. Le pays tout entier s’agite et demande réparation.
Pour la seconde fois, depuis l’éclatement de la révolution, la liberté d’expression et de création est frappée au nom de l’atteinte au sacré. Les provocateurs sont tout désignés, ce sont de toute évidence, le directeur de la télévision et la responsable de la société de traduction. Que l’on profère des propos impies dans la langue des autres passe encore, ce sont des mécréants, mais qu’on les traduise dans la langue du Coran est un crime!
La liberté de nuire en toute impunité
Nos jeunes intégristes ont été provoqués et le bon sens impose qu’ils ne soient pas inquiétés davantage. Moyennant une amende de neuf dinars, ils peuvent, en toute impunité, jouir de leur liberté de nuire. Ils peuvent injurier, frapper les journalistes, les artistes, les professeurs, les médecins, les directeurs et les doyens. Ils peuvent organiser leurs tribunaux et condamner les mécréants. Ils peuvent démettre des imams, en nommer d’autres. Ils peuvent terroriser les élèves et les étudiants. Ils peuvent profaner le drapeau et les tombes. Ce sont les enfants du pays contre lesquels on ne peut décemment appliquer la loi!
À vrai dire, le film Persépolis risquait de déciller les Tunisiens en dévoilant le vrai projet des partis islamistes, c’est-à-dire, l’instauration de la dictature religieuse et d’un nouvel ordre moral. Il fallait cacher en période électorale ce qui, quelques semaines plus tard, serait déclaré, puis nié par le chef du gouvernement, Hamadi Jebali.
En octobre 2011, enthousiasmé par le succès de son parti aux élections et soucieux de plaire aux différentes factions islamistes qui l’ont soutenu, Hamadi Jébali se félicite de l’avènement du VIe califat, au grand scandale des Tunisiens qui rêvaient modestement de démocratie, de liberté, d’égalité des chances et d’une amélioration du niveau de vie.
Le chef du gouvernement se rétracte, ce n’était, nous apprend-il qu’une métaphore. Le procédé est désormais établi, connu de tous: on jette une idée, on observe la réaction, on avise, on recule, s’il le faut, mais on ne fait qu’attendre le moment opportun.
Des salafistes manifestent devant le siège de la télévision Nessma à Tunis le 9 octobre 2011
Aujourd’hui, les revendications sociales ne cessent d’augmenter; le chômage ne peut être résorbé; les crises économique, sociale et politique s’intensifient; les trois présidents se contredisent et perdent leur crédit; le pays brûle.
Une fois de plus, les artistes paieront le prix de la crise, sans que les deux présidents, MM. Marzouki et Ben Jaâfar, les défenseurs des droits de l’homme, s’en émeuvent. Une fois de plus, on allègue l’atteinte au sacré.
L’exposition qui, depuis une semaine, se tient au palais de la Abdellia, à la Marsa, devient, la veille de sa fermeture, l’objet d’une campagne de diffamation sur les réseaux sociaux. Les internautes se disent blessés dans leur foi par un tableau qui est exposé, semble-t-il, non pas à la Abdellia mais au Sénégal. Les autres tableaux, ceux qui figurent réellement dans cette exposition, n’épargnent certes pas les barbus et les voilées mais pas une toile ne fait ne serait-ce qu’une allusion à Dieu ou au Prophète Mohamed.
Mais qu’importe la vérité, le prétexte est trouvé. Si les tribunaux, les commissariats de police, les bureaux de l’Ugtt, les locaux des partis de l’opposition sont saccagés, si les policiers sont attaqués à coups de pierre, ou de cocktails Molotov, c’est parce que le peuple tunisien est blessé par les atteintes au sacré.
Le ministre des Affaires religieuses donne le mot
Mais qu’est-ce que le sacré et qu’est-ce qui est sacré?
J’ai toujours pensé que la vie est sacrée. J’ai toujours cru que ceux qui s’érigent en juges et en prophètes, qui s’investissent d’un pouvoir divin ou se substituent à Dieu offensent les croyants, Dieu et ses prophètes.
On se réunit dans les mosquées – même lorsque le couvre-feu est décrété –; on y prône la haine; on y appelle au meurtre de certains intellectuels, artistes, syndicalistes, hommes politiques et des juifs, car le meurtre, comme chacun sait, n’est pas une atteinte au sacré! Mais peindre une toile qui transforme la laideur en beauté, qui humanise les expressions menaçantes des djihadistes et qui donne un visage aux «niqabées» est considéré comme une faute abominable. Critiquer le terroristes, en insistant sur leur fascination de la mort, c’est, d’après nos gouvernants, dépasser la ligne rouge, ligne qui, au demeurant, zigzague, change de direction, d’épaisseur et de couleur au gré des événements.
Que les barbus s’en prennent aux artistes est compréhensible, ce sont des ennemis de l’art et de la pensée, mais que le ministre de la culture, M. Mabrouk, conforte ces fauteurs de trouble et va jusqu’à incriminer les artistes et justifier par conséquent le terrorisme salafiste, par l’argument de l’atteinte au sacré, est un vrai scandale. Là est l’abomination.
M. Mabrouk tient le même langage que le ministre des Affaires religieuses, M. Khadmi, dont on connaît les accointances avec les extrémistes religieux. Acteur actif dans le déclenchement des manifestations et les actes de violence qu’a déclenchés la diffusion du film Persépolis sur la chaîne de télévision Nessma, ce dernier a attisé par des propos tendancieux, près d’une heure après son intervention à la télévision nationale, la vague de violence qui, partie de la Marsa où se tenait l’exposition, a atteint l’ensemble de la banlieue nord, puis certaines localités dans le gouvernorat de Tunis avant de s’étendre à d’autres gouvernorats à l’intérieur du pays. Étrange coïncidence!
En voulant disculper le gouvernement de la «troïka» des erreurs qu’il n’a cessé d’accumuler et dont la plus grave est la protection constante des extrémistes islamistes, en faisant endosser la responsabilités des dérives sécuritaires aux médias et aux artistes, «aux anciens détenus, aux dealers, aux partis politiques d’extrême gauche et d’extrême droite, aux nostalgiques du Rcd»1, ils révèlent leur double projet de mettre le pays au pas et d’y instaurer un ordre moral conforme à la vision nahdhaouie du monde.
À qui profite le chaos, ne cessent de s’interroger nos dirigeants?
Il profitera assurément à ceux qui y mettront fin par la force de la police et de l’armée. Il profitera à ceux qui déjà tracent les lignes rouges. Il suffira alors, dans un avenir proche ou lointain, de dessiner une caricature ou d’émettre une opinion critique pour tomber sous la loi qui, protégeant l’atteinte au sacré, comme le préconise le ministre de la Culture, musellera les intellectuels, les artistes, les journalistes et tous ceux qui simplement pensent et aiment la vie.
* - Universitaire.